Les quatre opérations au CP Intervention au Salon LIBSCO

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Sollicitée par les organisateurs du Salon Libsco, Muriel Strupiechonski a apporté ces précisions sur les principes du Calcul Intuitif.

À la fin du XIXe siècle, Ferdinand Buisson, considéré comme l’un des principaux fondateurs de l’Instruction Publique en France, a réalisé une synthèse des connaissances pédagogiques de l’époque, qu’il a condensées dans un volumineux Dictionnaire Pédagogique. Il a intitulé un des articles clé de cette œuvre « Calcul Intuitif », « à défaut de mieux selon lui », pour résumer les travaux de l’allemand Grübe, adoptés dans de nombreux pays d’Europe, aux États-Unis et en Russie, durant cette période d’ouverture à l’universalisme. (Calcul Intuitif – Dictionnaire Pédagogique)

Voici ce qu’écrit Buisson à ce propos en 1887 :

« Dégagée des considérations psychologiques qui l’ont inspirée, cette méthode consiste à faire faire aux enfants, d’eux-mêmes et par intuition, les opérations essentielles du calcul élémentaire ; elle a pour but de leur faire connaître les nombres : connaître un objet, ce n’est pas seulement savoir son nom, c’est l’avoir vu sous toutes ses formes, dans tous ses états, dans ses diverses relations avec les autres objets ; c’est pouvoir le comparer avec d’autres, le suivre dans ses transformations, le saisir et le mesurer, le composer et le décomposer à volonté. Traitant donc les nombres comme un objet quelconque qu’il s’agirait de rendre familier à l’intelligence de l’enfant, Grübe s’élève contre l’antique usage d’apprendre successivement aux élèves d’abord l’addition, puis la soustraction, puis les deux autres règles. »

Cet « antique usage » consistant à apprendre successivement les quatre opérations sur plusieurs années est pourtant redevenu la norme depuis les années 1970.

Mais ce principe, consistant à construire le nombre à partir des comparaisons, transformations, compositions et décompositions qu’apportent les quatre opérations, a pourtant permis à l’école française d’être considérée comme la meilleure du monde dans le domaine des mathématiques pendant près d’un siècle. Voilà pourquoi, depuis sa création en 2003, le Groupe de Réflexion Interdisciplinaire sur les Programmes tente de remettre en valeur le « Calcul Intuitif ».

         Pour reprendre la chaîne de transmission rompue avec la réforme des « Maths modernes », nous avons renoué avec les principes énoncés par les époux Fareng (Inspecteur de l’EN et institutrice de CP/ professeur de mathématiques) dans leur ouvrage : L’apprentissage du calcul avec les enfants de 4 à 7 ans, 1966. (Construction du nombre, Fareng )

  1. Partir du concret
  2. Ne pas enliser l’enfant dans le concret
  3. Éviter le comptage unité par unité
  4. Le matériel doit faire accéder l’enfant au stade des invariants
  5. Entraîner à l’analyse et à la synthèse
  6. Donner une place privilégiée à la première dizaine
  7. Mettre en valeur la deuxième dizaine
  8. Donner la notion d’opérations et faire acquérir le mécanisme de celles-ci.
  9. Enfin, il faut que ce soit l’enfant lui-même qui « découvre ».

 

Partir du concret

Pour étayer ce premier principe qui semble encore faire consensus aujourd’hui, les époux Fareng citent Albert Châtelet, Doyen de la Faculté des sciences de Paris, mort en 1960 :

« On peut arriver à introduire dans la mémoire d’un enfant une certaine mécanique du calcul : suite des nombres, table d’addition, opérations simples, ceci sans support concret. Si l’on veut que cette mécanique ne soit pas de simple mémoire et s’accompagne d’un début très modeste de raisonnement, il est indispensable de l’appliquer à une manipulation effective d’objets, ou, tout au moins, à une représentation visible de choses. »

Si la représentation visible est considérée comme un minima, c’est qu’on oublie trop souvent de solliciter les autres sens qui permettent vraiment d’« incarner le nombre » :

Le toucher, par « l’intelligence de la main » : compter sur les doigts, manipulation du boulier, de bûchettes, etc. ;

L’ouïe : avec les jeux de frappés (1,2,3, soleil …), la musique, le chant, les rythmes, la danse, pour introduire la notion de mesure dans l’espace …

Ne pas enliser l’enfant dans le concret

La plongée brutale dans le grand bain de l’abstraction mathématique, dès l’enseignement primaire, qu’a constituée l’introduction des « Maths modernes », a fort heureusement provoqué une réaction inverse de retour au concret par la manipulation. Mais la réduction de l’apprentissage à l’opération concrète est tout autant catastrophique. Renoncer ainsi à introduire l’écriture de la division au CP (alors qu’il était courant de l’aborder dès l’école maternelle La division enseignée aux petits ) prive les élèves d’une construction de leur savoir méthodique et progressive.

Là encore, on a oublié l’enseignement de Ferdinand Buisson :

« L’abstraction est une faculté naturelle dont le développement ne saurait être impunément négligé ni même ajourné ». Et il poursuit : « Si légitime que soit cette réaction contre l’abus des procédés abstractifs et déductifs, il ne faudrait pas la pousser jusqu’à les bannir de l’enseignement. Il ne faut même pas reculer trop tard le moment où l’on fera de l’abstraction la forme et la condition de tout l’enseignement : trouver pour chaque élève et pour chaque étude le moment précis où il convient de passer de la forme intuitive à la forme abstraite est le grand art d’un véritable éducateur. Un enfant qu’on habituerait à ne jamais faire cet effort d’intelligence qu’exige l’abstraction, puis la généralisation, risquerait de prendre une sorte de paresse d’esprit, une lourdeur ou une difficulté de conception extrêmement fâcheuse » (Article Abstraction du Dictionnaire Pédagogique)

Suivent deux règles pédagogiques concernant le passage à l’abstraction :

« La première est que l’abstraction dans tout enseignement, dans tout exercice, ait toujours été précédée de l’intuition et n’en soit que le résumé

La seconde est que l’abstraction soit graduée ».

Selon que ces règles seront ou non observées, l’abstraction sera « un désastreux procédé d’enseignement » ou « un secours pour la mémoire, une satisfaction pour l’intelligence, une ressource inappréciable pour le langage ».

Éviter le comptage unité par unité

Pour en revenir aux 4 opérations, si la seule addition a été considérée nécessaire à l’approche de la numération, c’est que le principe de construire le nombre par itération de l’unité s’est imposé avec les maths modernes (Axiomes de Peano).

Mais la représentation linéaire de la suite des nombres limite la représentation du nombre à une succession constamment rattachée à des données spatiales concrètes dont on ne peut s’évader. La notion acquise est uniquement ordinale et le passage au cardinal est loin d’être évident pour le jeune élève.

Cette façon empirique fait acquérir à force de répétitions la liaison entre le nom des nombres, l’écriture du chiffre, la position de ce nombre dans la frise numérique. Mais elle gêne la représentation globale de ce nombre, elle empêche l’enfant de penser, de calculer.

La perception qui doit se faire à la fois du nombre, des parties, des relations entre ses parties et lui-même, est détruite par la manipulation unité par unité. Une seule solution : présenter chaque nombre de façon indivise par groupement ou constellation.

L’enfant qui n’aura que cette perception du nombre cinq : Ο Ο Ο Ο Ο

n’aura assurément pas les mêmes capacités de calcul que celui qui enregistrera celle-ci :    

Les groupements numériques permettent la perception intuitive des décompositions et recompositions, et, en aidant à l’abstraction, leur mémorisation. Ils amènent aussi progressivement aux groupements par dizaines et à la numération décimale.

L’écriture décimale du nombre quatorze, par exemple, découlera beaucoup moins bien de cette représentation :

Ο Ο Ο Ο Ο Ο Ο Ο Ο Ο Ο Ο Ο Ο

que de celle-ci : 

   

Henri Wallon (philosophe et scientifique) confirme que l’attention saisit un bien plus grand nombre de points si ceux-ci, au lieu d’être en rangées linéaires, présentent des possibilités de groupements. Ainsi sont justifiées les « figures numériques », « dispositif géométrique d’unités propres aux petits nombres ; chacun de ces nombres se présente alors sous une physionomie particulière qui en donne une perception instantanée sans qu’il soit besoin de compter ».

La nécessité de présenter différentes formes géométriques associées à chaque nombre implique l’utilisation de supports très variés : boulier, baguettes Cuisenaire, dés, cartes à jouer…).

Le matériel doit faire accéder l’enfant au stade des invariants.

L’enfant ne doit pas associer le nombre à une seule représentation, c’est la condition qui permet de passer du nombre « concret », adjectif associé à une unité, au nombre « abstrait » nom désignant une quantité, quelle que soit la nature des unités comptées.

(cf : Des outils pour apprendre à calculer )

Entraîner à l’analyse et à la synthèse

Comme pour la lecture, il faut mettre en place des méthodes analytiques – synthétiques. L’enfant doit être capable de composer, décomposer les phrases en mots et les mots en lettres, il doit savoir décomposer, recomposer les nombres en s’appuyant sur les quatre opérations (6 c’est 5 + 1 , 4 + 2, mais aussi 2 fois 3 ou 3 fois 2 ou 10 – 4 ou encore 12 : 2).

Ces décompositions s’appliquent aux petits nombres avec lesquels on peut faire des allers retours entre les quatre opérations et le nombre résultant, avec manipulations sur supports concrets. D’où le temps passé sur la première dizaine pour répondre au principe énoncé par les époux Fareng.

Donner une place privilégiée à la première dizaine

Les neuf premiers nombres doivent être connus de « manière intime » selon l’expression de René Thom (mathématicien français, médaillé Fields) au travers des quatre opérations pour bien comprendre l’importance du zéro et la différence entre chiffre et nombre.

Si ces opérations ne sont pas introduites avant l’étude de la numération décimale, celle-ci ne peut être bien comprise. Le travail de décomposition par groupement (division) va permettre l’introduction à l’écriture décimale.

Ainsi un enfant de C.P. doit savoir que dans 37, par exemple, il y a 3 dizaines et 7 unités simples, que le chiffre des dizaines est 3, celui des unités simples 7, que 3 représente 30 unités simples ou 3 groupements de 10, que 37 est une collection de 37 unités simples.

Le passage à la deuxième dizaine permet d’assurer cette transition.

Mettre en valeur la deuxième dizaine

Cette étude est considérée comme le pivot même et le stade essentiel de l’initiation au calcul.

C’est la base des tables d’addition et l’arrivée de collections d’objets trop importantes pour être directement perçues d’où la nécessité du groupement par 10 et la numération de position.

C’est l’occasion d’introduire les unités de mesure fixes du système métrique, d’une part pour conforter cette « connaissance intime du nombre », d’autre part pour construire de front au CE et au CM la numération décimale et les systèmes d’unités physiques avec leurs multiples et sous-multiples. En appliquant le nombre à ces mesures physiques, on élargit considérablement le champ de la représentation mentale : boulier, bûchettes et jetons donnant une vision de 10, 50, 100 éléments, l’enfant aura désormais une image kinesthésique de 10 m, 50 m, 100 m quand il courra, de 10 g, 50 g, 100 g quand il soulèvera une masse marquée, d’1 minute, 30 minutes, 60 minutes quand il chronométrera une activité.

À ce stade de la deuxième dizaine, pour accompagner cette montée en abstraction, il faut familiariser les élèves avec l’écriture des opérations.

Donner la notion d’opérations et faire acquérir le mécanisme de celles-ci

L’opération effectuée concrètement doit pouvoir se reproduire fidèlement par écrit. Un mécanisme monté verbalement et par imitation n’aura jamais la même valeur que celui auquel on accède à travers une activité d’abord manuelle.

À l’inverse, une opération écrite doit évoquer pour l’enfant une représentation concrète, et cela se réalisera plus aisément avec des petits nombres.

La navette entre analyse et synthèse doit être constante pour que l’opération abstraite ne soit pas qu’un automatisme imposé de l’extérieur mais un langage précis et ordonné d’une réalité sentie et vécue par lui.

Le dernier principe, s’il n’est pas le résultat d’un entraînement régulier et progressif, ne sera qu’un vœu pieux érigé en mantra par les socio-constructivistes à partir des années 1970.

Il faut que ce soit l’enfant lui-même qui « découvre »

La pédagogie active ne se réduit pas au « construire son savoir par soi-même », si justement décrié, mais correspond à une démarche pédagogique bien ciblée :

« Il conviendra de partir du concret pour s’élever à l’abstrait et revenir au concret ; de partir d’une vue globale du nombre, pour, procédant par analyse et synthèse, accéder à une totalité construite ; de partir de l’activité personnelle de chaque enfant, d’abord libre, pour la diriger éventuellement ou pour la contrôler. » Fareng

 

Une vraie pédagogie active reste stérile sans l’introduction des quatre opérations au moment de la construction du nombre. On pourrait même ajouter la nécessité d’une cinquième opération telle que l’a définie le mathématicien israélien Ron Aharoni :

« À côté des quatre opérations traditionnelles, il y en a une cinquième, plus basique et plus importante : celle qui consiste à construire et enseigner ce qu’est une unité. Prendre une part du monde et la considérer comme un tout. Cette opération est la base de beaucoup de connaissances mathématiques à l’école élémentaire. D’abord pour compter. La multiplication est basée sur le fait de déclarer qu’un ensemble [d’objets] est un tout, de déclarer que c’est l’unité, et de répéter ce procédé. Le concept de fraction part de l’idée que l’on a un tout que l’on partage en parties. Le système décimal est basé sur le fait de rassembler dix objets en une unité appelée « dizaine » et de répéter ce processus de manière récursive. La construction de l’unité, le fait de lui donner un nom, est quelque chose qui doit être appris de manière explicite et avec insistance. »

Construire et enseigner la notion d’unité, c’est aussi aborder l’emploi du système métrique, comme le précise Michel Delord : « L’enseignement de la numération n’est pas basé seulement sur le nécessaire comptage d’objets palpables physiquement mais également sur l’introduction des unités du Système International, indispensable pour la compréhension de ce qu’est la nature même de la physique. Cette introduction initiale est la condition première d’une vision non mécaniste du rapport entre les mathématiques et la physique. » (Michel Delord : Compter-calculer-mesurer, la connaissance intime du nombre)

 

Muriel Strupiechonski, Pascal Dupré,        Octobre 2022