Le sacrifice des enseignants

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Samuel Paty est, en premier lieu, cible du terrorisme islamiste. Mais son nom doit aussi s’ajouter à la liste déjà trop longue des professeurs « sacrifiés », victimes collatérales de la destruction de l’enseignement : Lise Bonnafous , Pierre Jacque, Christine Renon …

Il y a déjà cinquante ans, dans son essai :  Le lycée Unidimentionnel, Henri Gunsberg avait une vision, hélas prémonitoire, du sacrifice à venir des enseignants qui ne correspondraient plus à la norme imposée :

Le sacrifice permanent des enseignants sera facilité par l’atomisation de l’enseignement secondaire. Si l’on a voulu se débarrasser de l’émulation parmi les élèves, celle-ci va, par contre, trouver un autre champ parmi les professeurs. Au niveau de l’établissement, l’enseignant ne sera plus ce fonctionnaire chargé d’un labeur précis et limité, mais un adulte commis à la formation psychologique, sociale et morale de l’adolescent. Et là, il faut préciser que, contrairement à une croyance commune à beaucoup d’enseignants, le haut niveau culturel des maîtres du second degré n’est pas du tout nécessaire à la bonne marche de la société. On peut même supprimer sans aucun risque une bonne partie des disciplines enseignées, car le développement économique dépend de l’organisation de l’enseignement supérieur et non de l’enseignement secondaire, qui peut être très médiocre sans graves inconvénients. La culture est un vain mot pour les thuriféraires de l’idéologie du PIB, car elle ne sert rigoureusement à rien d’immédiatement productif et l’enseignement devrait, selon eux, distribuer une connaissance non plus abstraite, mais socialisant l’élève et l’intégrant aux réalités présentes. Aussi n’est-ce pas sur son savoir et sa capacité à véhiculer des connaissances que le professeur sera demain jugé, mais sur son habileté à jouer un rôle d’adulte apprenant à des adolescents l’art de se comporter dans la société compréhension des signaux, utilisation des institutions, participation à des tâches collectives, etc … À partir de là, les professeurs, enserrés dans un cadre plus étroit, devront faire la preuve de leur sûreté dans ce nouveau labeur de guides sociaux, et une compétition permanente s’établira entre eux pour la désignation des plus qualifiés. Autrefois, le professeur était jugé sur son savoir et sur sa technique de transmission des connaissances par une administration lointaine ; demain, il sera, sur place et en permanence, pesé selon son adresse à manier les groupes et son dévouement à la jeunesse. Hier, la vanité universitaire se maintenait au niveau de l’individu et s’arrêtait là : chaque enseignant était convaincu d’être un petit génie ; demain, une confrontation permanente devant des juges permanents créera une certaine émulation parmi tous les professeurs quelle que soit la matière enseignée la transmission des connaissances sera remplacée par l’art des public-relations. Et le professeur surveillera le professeur. Ce système mènera à une escalade démagogique et écrasante pour l’intellectuel salarié. Le travail proprement dit ne sera pas tellement alourdi, mais la présence sera incessante et la vie de l’enseignant sera dévorée par des tâches non pas pénibles mais multiples et contraignantes. Dans ce nouveau système, les médiocres, les minuscules ambitieux, les malins étriqués triompheront ; dans la société telle qu’elle est, c’est le conformisme qui assure les plus brillantes perspectives lorsque votre carrière dépend de juges locaux. Laminé par son travail et peu désireux de conflits car, justement, le conflit prouverait votre gaucherie dans vos nouvelles attributions, l’enseignant pratiquera l’autocensure et apprendra à courber l’échine. Risquant sans cesse d’être discuté, il évitera de donner des aliments à ces discussions et adoptera les points de vue et les attitudes les plus conventionnels. Le laminage du professeur sera quotidien. Dans ces futurs établissements, le maître chahuté ou simplement rabroué avec grossièreté par un élève sera, au fond, le véritable responsable du conflit puisque sa tâche sera de socialiser les élèves, et le jugement des élèves sur leurs maîtres aura une autre importance que celui des maîtres sur les élèves.

Cela ne signifie pas que l’enseignement des disciplines habituelles disparaîtra ni que les professeurs souffriront davantage dans le nouveau système que dans l’ancien. Simplement, le niveau sera moins élevé, on se préoccupera de techniques beaucoup plus que de contenu, on n’attachera guère d’importance aux matières non fondamentales (sauf spécialisation), et le tout entraînera un appauvrissement de l’esprit critique et de la culture ainsi qu’une sorte d’auto spécialisation invisible et rapide. Quant aux professeurs, ils seront autres ; voilà tout. Bulles de savon légères, incolores et inodores, soufflées au gré des uns et ballottées par les brises, craignant d’éclater au moindre choc, groupées au plus imperceptible frisson d’air, vous êtes ce qu’ils seront. Les professeurs des établissements de demain seront des esprits dociles, sans vigueur ni relief et aussi semblables entre eux que possible. Leur rôle sera de vanter indirectement une société qui les écrasera, un monde qui les méprisera, un système qui les étouffera. Dans un pays où l’éloge du PIB est tout, l’intellectuel n’est rien de plus que l’écho des cris d’alarme qu’il pousse ; il n’y aura plus d’écho puisqu’il n’y aura plus de cris. Enseignant et prônant des valeurs qui précisément repoussent au bas de l’échelle celles qui faisaient jusqu’ici sa force et son prestige, l’enseignant dégringolera au sein de la société. Manipulé par les uns, improductif pour les autres, domestique de la société pour tous, le professeur de nos futurs établissements sera donc bien différent de ce qu’il est aujourd’hui : son caractère aura la minceur du papier à cigarettes, sa personnalité sera celle d’un objet de Prisunic.

La tension entre ce pan de l’université et la société aura alors enfin disparu, et ce sera bien ainsi.