La destruction du monde

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Même si l’on se refuse à tomber dans le catastrophisme, l’actualité de l’éducation nationale  (mal être des enseignants, violences dans les lycées, « affaire Mila » …) ne peut manquer de faire résonner cette terrible sentence énoncée par Liliane Lurçat en 2001 : « La destruction de l’enseignement élémentaire fait partie de la destruction du monde« .

De cette destruction qui se manifeste à travers le travail de sape de l’autorité des professeurs et la disparition des automatismes de bases, nous assistons aux conséquences prédites par Lurçat à travers une violence de plus en plus présente.

L’autorité sapée des professeurs : nous avons déjà vu ce qu’en dit René Chiche en 2020 . Voici ce qu’en disait déjà Liliane Lurçat il y a près de 20 ans :

Pourquoi les professeurs sont-ils devenus la cible principale des réformateurs ? Que veut-on détruire en supprimant leur fonction ? Je reprendrai quelques idées d’Hannah Arendt tirées de « Qu’est-ce que l’autorité ? » et de « La crise de l’éducation »

Arendt écrit dans « Qu’est-ce que l’autorité ? » : « Une crise de l’autorité constante a accompagné le développement du monde moderne dans notre siècle. Cette crise de nature politique a gagné des sphères pré-politiques comme l’éducation et l’instruction des enfants ». Elle écrit encore : « s’il faut définir l’autorité, ce doit être en l’opposant à la contrainte. Par la force et la persuasion par argument ».   

Or, que constate-t-on dans les pratiques actuellement mises en œuvre dans l’école française ? Sous le masque de la persuasion, c’est-à-dire sous le masque d’un pseudo-égalitarisme, se cache une contrainte inouïe – obligeant les maîtres à mal enseigner et les élèves à mal apprendre. Tout cela est dissimulé derrière des pratiques, vestiges des rituels scolaires vidés de leur contenus efficaces de transmission, d’exercices et d’apprentissage.       

La disparition de l’autorité est le symptôme d’une rupture délibérément voulue avec le passé. Il y a un lien entre la disparition de la tradition et celle de l’autorité, souligne Arendt : « Avec la tradition, c’est la mémoire qui est abolie. La perte de l’autorité équivaut à la perte des assises du monde ».

      On comprend alors pourquoi il devient nécessaire de s’en prendre aux professeurs, car ils représentent l’autorité. Dans « La crise de l’éducation », Arendt écrit: « dans le cas de l’éducation, la responsabilité du monde prend la forme de l’autorité ».       

C’est donc parce que l’autorité du professeur se fonde sur son rôle de « responsable du monde » qu’il devient nécessaire de le discréditer, en discréditant les connaissances.       Le rôle de transmetteur est discrédité, réduit à une fonction purement théâtrale, symbolisée par le cours magistral qui, selon un rapport de l’Inspection générale, empêcherait la libre parole des élèves. Les professeurs deviendraient ainsi les responsables de l’appauvrissement spectaculaire du langage oral, dans une période où l’on vante constamment l’expression, mais où la seule expression admise est celle des médias, tumultueuse et redondante.      

« On a beaucoup médit de l’enseignement verbal, a écrit Wallon , dans un article consacré au cinéma éducatif, mais au fond toutes nos conceptions, toutes nos sciences au cours de la civilisation se sont constituées à l’aide de raisonnements, à l’aide de formules, qui sont des formules verbales ».       

Discréditer le maître écrit Arendt, c’est en définitive discréditer tous les adultes. Car l’autorité du professeur se fonde sur son rôle de responsable du monde, comme s’il était un représentant de tous les adultes.       

Dans la conception que défend Meirieu, l’école a pour fonction d’unifier la pensée. Il ne s’agit donc plus de persuasion par argument, mais bien de contrainte par la force. En portant atteinte à l’autorité des professeurs, les pédagogistes et autres réformateurs de l’école aggravent la crise de l’autorité dans ce pays.

      Arendt écrit : « la pédagogie est devenue une science de l’éducation en général au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner. En outre, cela a conduit à négliger complètement la formation des professeurs dans leur propre discipline, surtout dans les écoles secondaires. En conséquence cela ne veut pas seulement dire que les élèves doivent se tirer d’affaire par leurs propres moyens mais que désormais l’on tarit la source la plus légitime de l’autorité du Professeur, qui, quoiqu’on en pense, est encore celui qui en sait le plus et qui est le plus compétent« 

 

Disparition des automatismes de base : déjà en 2001, Liliane Lurçat dénonçait cet état de fait, faisant le parallèle entre l’acquisition des automatismes de bases, nécessaires à toute activité intellectuelle, et les bases de l’éducation morale :

La destruction de l’enseignement élémentaire, qui a pour conséquence la destruction des automatismes de base chez la plupart des élèves s’est faite en même temps que la destruction des habitudes morales.      L’éducation morale à l’école s’appuyait sur la discipline, considérée comme la manière de donner des habitudes morales aux enfants. La lecture de L’Education morale de Durkheim aide à comprendre ce qui fut la conception du rôle de la morale à l’école laïque et qui n’a plus cours à présent.    

Un des principaux objets de l’éducation morale est de « donner à l’enfant le sentiment de sa dignité d’homme dit Durkheim. Le rôle de la morale est de déterminer la conduite, de la fixer, de la soustraire à l’arbitraire individuel. La moralité est un vaste système d’interdits ».       

« L’enseignement de la morale s’identifie à l’esprit de discipline« . C’est au cours de la seconde enfance, à l’âge de l’école primaire que se « situe l’instant critique de la formation du caractère moral. Au-delà de la seconde enfance, si les bases de la morale ne sont pas constituées, elles ne le seront jamais ».       

L’expérience actuelle nous montre qu’il en est des bases de la morale comme des automatismes de base qui sous-tendent les apprentissages fondamentaux. Si les automatismes ne sont pas installés au cours de la seconde enfance, les difficultés d’apprentissage deviendront durables. Ce phénomène est observé massivement au collège, en même temps que les désordres de la conduite individuelle et collective.       

Ceux qui n’ont pas automatisé la lecture, l’écriture et les quatre opérations à l’école primaire, n’acquièrent pas ces activités comme des automatismes au collège. Il en va de même pour la discipline scolaire et les habitudes morales. Non acquises à l’école primaire, elles deviennent très difficiles à acquérir au collège.       

L’analyse de Durkheim permet d’isoler une des causes scolaires du développement des phénomènes de foule au sein de l’école.       

La morale écrit-il, « repose sur une organisation régulière de la vie à l’école. L’esprit de discipline c’est la modération des désirs et la maîtrise de soi« .       

Pour donner une éducation morale à l’école, on doit s’appuyer sur deux particularités psychologiques de l’enfant, « le goût de la répétition, qui permet de lui faire prendre des habitudes régulières et la réceptivité de l’enfant à la suggestion impérative« .       

Comme beaucoup de penseurs de son temps, Durkheim considérait que la grande réceptivité de l’enfant à la suggestion pouvait être assimilée à la suggestivité du sujet hypnotisé. La conséquence de cette grande suggestivité des enfants est la facilité avec laquelle on peut les manipuler.       

Ce danger était bien perçu par Durkheim qui insiste sur la nécessité de protéger la liberté de l’enfant. Car il ne cache pas la nature redoutable du pouvoir que donne à l’adulte cette grande suggestivité de l’enfant. La limite que Durkheim impose aux débordements abusifs des adultes est la force de la règle.       

A l’école, l’enfant apprend le respect de la règle. Il apprend à faire son devoir par le biais de tout un système de règles qui déterminent sa conduite. L’ensemble de ces règles constitue la discipline scolaire. Cette discipline est la morale de la classe.       

La vraie fonction de la discipline est d’être un élément de l’éducation morale, car une classe indisciplinée est une classe qui se démoralise.       

Durkheim fait partie de ceux qui ont réfléchi aux problèmes posés par la psychologie des foules. La foule est, écrit-il, « une société instable et chaotique« , c’est la raison pour laquelle l’immoralité s’y développe si souvent. Or une classe sans discipline est comme une foule.       

Si le maître n’a pu acquérir l’autorité nécessaire, alors la suractivité se dérègle. C’est la démoralisation qui s’installe. La règle cesse d’elle-même si elle n’est pas impersonnelle. Le maître doit donc la présenter non comme une œuvre personnelle mais comme un pouvoir moral qui lui est supérieur.

 

Une société violente et barbare : Liliane Lurçat poursuit en décrivant les dangers d’une société qui perd ses repères :

Wallon a défini la sensibilité de prestance. C’est une forme de sensibilité qui répond à la présence d’autrui: « sous l’insistance d’un regard, sous l’impression d’être pour autrui un objet d’attention, il peut arriver à chacun de perdre contenance. (…) Les aspects de cette intolérance pour l’attention d’autrui sont de trois sortes : la simple opposition, ou négativisme, l’angoisse, la peur ou la colère.  »       

Quand le regard d’un passant est pris pour une agression cela peut déclencher une réaction de fureur et de violence. La peur et l’angoisse ressenties créent comme un renversement de la situation. Le sujet regardé devient l’agresseur, mais il transforme son acte violent en acte de légitime défense.       

Dans ce cas, la barbarie prend le dessus. La perte du sens de l’urbanité devient à notre époque un phénomène inquiétant. Ce sens est lié à la civilisation, il naît de l’habitude existant depuis des siècles d’avoir des relations pacifiques dans la cité.       

On assiste en même temps à un phénomène généralisé de déculturation. Marcuse, disciple de Freud, avait déjà perçu et décrit ce phénomène en s’appuyant sur le concept, inspiré de Freud, de désublimation : « La rationalité technologique est en train de liquider les éléments oppositionnels et transcendants de la culture supérieure. Ces éléments sont victimes du processus de désublimation qui est prépondérant dans les secteurs avancés de la société contemporaine ».       

La déculturation s’accompagne d’une déshumanisation de la sexualité. Marcuse la qualifie de « désublimation répressive ». Il écrit : « il y a des formes répressives de désublimation. Une semblable désublimation est très efficace dans le domaine sexuel, ici, comme dans la désublimation de la culture supérieure, elle constitue un effet secondaire des contrôles sociaux de la technologie qui généralisent la liberté tout en intensifiant la domination ».       

La déshumanisation de la sexualité est imposée brutalement. On exerce des pressions dans le but de déchaîner ce qui était interdit et sévèrement contrôlé. La sexualité est déshumanisée à présent jusqu’au sein de l’école, au nom du réalisme biologique et de la liberté du choix des partenaires.       

La déshumanisation de la sexualité dans la société, dans les médias et dans l’école, peut avoir des effets incontrôlables. On voit se développer des pratiques barbares consistant à s’emparer de jeunes adolescentes, à se les partager comme un butin de guerre, à les violer collectivement. Ces rapts et ces viols collectifs apparaissent dans un contexte d’exhibitionnisme sexuel incessant, de stimulation continue des désirs et de valorisation d’expériences de toutes sortes.       

Le retour à la barbarie observé dans certaines cités, et sous des formes plus camouflées dans différents milieux sociaux, est une forme extrême de la destruction de la culture. On peut narguer impunément l’Etat et la police. On peut s’en prendre à des adolescentes que personne n’ose plus, ne veut plus et ne sait plus protéger. La liberté des malfrats se généralise, la domination sur le reste de la population s’aggrave.

 

Cette adolescente « que personne n’ose plus, ne veut plus et ne sait plus protéger » n’a-t-elle pas aujourd’hui un prénom et un visage ?

Les propos de Liliane Lurçat sont extraits d’une conférence donnée à La Sorbonne et retranscrite sur le site de Sauvez Les Lettres.