Améliorer le niveau des élèves en mathématiques

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À l’heure où les sociétés savantes se mobilisent auprès des candidats à la présidentielle pour améliorer le niveau des élèves en mathématiques, il nous semble urgent de publier, en français, l’analyse réalisée par Jean-Pierre Demailly, lors du congrès international des mathématiciens chinois à Hangzhou, en décembre 2007.

Vous en trouverez ci-dessous la traduction, réalisée par Laurence Laleuf Millot, pour le GRIP.

L’enseignement des mathématiques au primaire et au secondaire

 

Synopsis

Pour réussir dans notre société du XXI ème siècle, fondée sur l’information, les étudiants doivent avoir une solide maîtrise des matières de base – lecture, sciences, histoire et arts – avec les mathématiques en son centre. Un enseignement des mathématiques de qualité doit faire partie intégrante de l’expérience d’apprentissage. Aujourd’hui, presque tous les emplois exigent des connaissances en mathématiques qui comprennent à la fois une compréhension conceptuelle et des compétences de base. Bien que l’apprentissage se fasse tout au long de la vie, l’acquisition de ces connaissances se fait de préférence par le biais de l’enseignement scolaire. Cependant, ces dernières années, l’enseignement des mathématiques dans le Primaire et dans le Secondaire en Europe et aux États-Unis a souffert de graves lacunes, qui ont été provoquées par des réformes inadéquates, des réponses inappropriées aux changements sociologiques et par de mauvaises pratiques didactiques. Quels sont les enjeux clés qui encadrent ce débat ? Comment s’assurer que chaque élève reçoit une éducation mathématique de qualité ? Ce panel d’experts fournira le contexte du débat, puis discutera des réformes, de leurs origines et de leurs effets, avant de proposer des solutions pratiques aux problèmes critiques qu’affronte l’enseignement des mathématiques en Europe et aux États-Unis.

 Intervenants

Jean-Pierre Demailly, Professeur de Mathématiques à l’Université Joseph Fourier de Grenoble, et membre de l’Académie des Sciences à Paris, France.

Wilfried Schmid, Professeur de Mathématiques à l’Université de Harvard, USA.

 Exposé de Jean-Pierre Demailly :

Chères et chers Collègues,

Tout d’abord, je tiens à exprimer ma profonde gratitude au Comité d’Organisation pour l’invitation à l’ICCM de 2007 à Hangzhou, et surtout pour m’avoir suggéré de participer à ce panel sur l’enseignement des Mathématiques. J’aimerais aborder la situation française de mon point de vue, en tant que chercheur en mathématiques, mais aussi en tant qu’individu profondément impliqué dans les questions d’éducation depuis quelques années – je suis actuellement président du GRIP (Groupe Interdisciplinaire d’Étude des Programmes Scolaires). Le GRIP est en charge d’un réseau expérimental de classes SLECC (« Savoir Lire Ecrire Compter Calculer »). Il me semble que la situation extrêmement préoccupante à laquelle nous sommes confrontés en France se retrouve également, par bien des aspects, dans d’autres pays européens, et je pense donc que ce sont des tendances générales qui méritent d’être analysées au niveau international.

 

Comme vous le savez tous, la France reste un acteur majeur en Sciences, particulièrement en Mathématiques : près de 25% des exposés présentés l’an dernier au Congrès International de Madrid en 2006 ont été donnés par des Mathématiciens français. Bien qu’elle ne soit pas aussi forte dans d’autres domaines scientifiques, la France semble très bien s’en sortir en physique, biologie, médecine (au moins), et est leader dans plusieurs domaines technologiques de premier plan tels que l’énergie nucléaire ou l’aéronautique.

Cependant, je dirais que cette position de premier plan reflète la valeur du système éducatif français d’il y a trois ou quatre décennies – ou plus – étant donné le long temps nécessaire pour former les étudiants et développer des programmes de recherche et des programmes  d’études réussis.

En fait, il y a 40 ans, la France obtenait des performances élevées dans l’enseignement primaire et secondaire, avec presque 100 % de la population fréquentant l’école primaire, même si seulement un petit pourcentage de 20 à 30 % de la population allait au lycée. À cette époque, le niveau général des écoles françaises soutenait favorablement la comparaison de ses résultats avec ceux de la plupart des autres pays, souvent avec une marge confortable. Le tournant majeur avait été pris en 1880 avec la loi de Jules Ferry sur « l’instruction publique » accordant à tous l’école gratuite et obligatoire. Les programmes proposés durant la période 1880-1968 étaient généralement d’excellente qualité – et même si tout n’était certainement pas optimal – un très bon travail avait été fait par Ferdinand Buisson et ses successeurs. En particulier, je voudrais citer le monumental traité de Buisson, son « Dictionnaire de Pédagogie », dont les préceptes et règles générales pourraient encore être utiles aujourd’hui dans l’enseignement primaire. Mais  ces préceptes ne seraient-ils pas considérés a priori avec dédain par une majorité d’éducateurs modernes ? Le Baccalauréat français (examen de fin des études secondaires au lycée) était d’un haut niveau, tant en littérature qu’en sciences.

 

Un tableau de la situation actuelle en France

 

Cependant, quatre décennies après la fin de cette période, nous sommes face à un tout autre tableau.

  • La France obtient de mauvais résultats selon l’étude PISA de l’OCDE en 2006 pour le niveau de compétence en sciences (la France est loin, et même très loin, derrière la Finlande, le Canada, la Corée, la Chine, …) – les résultats du Royaume – Uni sont également assez faibles. L’Allemagne a obtenu des résultats plutôt médiocres en 2002, des résultats qui semblent s’être quelque peu améliorés en 2006. Je tiens à souligner que ces études internationales ne sont peut-être pas extrêmement significatives, étant donné qu’elles ne mesurent que les compétences de base et ne sont probablement pas pertinentes pour évaluer les performances des quelques pays qui fournissent un contenu plus riche aux élèves que la grande majorité (comme c’était le cas en France il y a longtemps).
  • En France, 65 % de la population atteint la fin du lycée, mais le niveau moyen actuel du Baccalauréat (examen final au niveau de la Terminale) est extrêmement faible. En fait, cela peut être un sujet de controverse, car les exigences sont parfois une étrange combinaison de matières très avancées (trop avancées ?) dans des domaines particuliers, par ex. en biologie, avec des exigences assez incohérentes ou ridicules dans d’autres matières fondamentales : les élèves ne sont plus censés être capables d’écrire des phrases correctes en français académique, mais ils doivent encore être capables de saisir la nature profonde des textes littéraires selon leur classification stylistique ; en mathématiques, décomposer un entier en un produit de nombres premiers n’est plus une exigence, mais la fonction exponentielle est introduite en Terminale comme la solution d’une équation différentielle, pour laquelle l’existence et l’unicité sont discutées…
  • Les élèves semblent être découragés d’entreprendre un cursus scientifique (sauf éventuellement en biologie, pour faire médecine). Au cours de la dernière décennie, il y a eu une chute de plus de 50 % du nombre d’étudiants en mathématiques dans les premières années universitaires, et une diminution encore plus importante encore en physique.

L’industrie souffre d’un manque d’ingénieurs et de techniciens correctement formés. Si le niveau des études dans les écoles d’ingénieurs n’est peut-être pas aussi mauvais que dans les universités, il est nettement plus faible qu’il y a 20 ans. La France se distingue parmi les pays occidentaux car ses meilleures écoles d’ingénieurs sont une branche de l’enseignement supérieur complètement séparée de l’enseignement universitaire. C’est une raison importante pour laquelle les universités n’attirent pas les étudiants les mieux qualifiés. Une autre conséquence négative est que  la recherche et l’industrie sont séparées dans de nombreux domaines.

 

Cependant, on peut comparer les résultats de la France et de la Chine : si les résultats des futurs ingénieurs dans les grandes écoles françaises ont des résultats honorables, les résultats des étudiants chinois sont en moyenne meilleurs. Récemment, on m’a dit que les étudiants chinois à l’INSA de Lyon obtiennent des scores plus élevés en Maths et en Physique que les étudiants français, alors qu’ils sont venus en France parce qu’ils avaient échoué aux concours d’admission dans leur propre pays. Il faut le dire : ils ont reçu un enseignement plus riche en Chine.

  • Le niveau des enseignants a baissé ces dernières années, particulièrement en Maths et en Physique :

Si les élèves des grandes écoles d’élite s’en sortent encore plutôt bien, cela ne concerne que quelques dizaines d’élèves exceptionnels ; les étudiants moyens, eux, souffrent énormément du chaos actuel et les jeunes enseignants mal formés pourraient devenir et sont déjà l’objet d’une préoccupation très sérieuse.

  • Il y a trop d’étudiants dans des disciplines qui sont perçues comme très faciles à apprendre (sports, matières littéraires, psychologie…) ou professionnellement plus attractives comme la médecine.
  • Les programmes de Doctorat en Mathématiques sont encore d’excellente qualité, mais il y a trop peu d’étudiants. Il y a eu une chute de 40 à 50 % de leur nombre dans les quatre dernières années. Encore une conséquence du manque d’élèves correctement formés pendant leur scolarité. Cela signifie que les mathématiciens français sont encore plus disponibles qu’auparavant pour s’occuper d’étudiants chinois qui seraient prêts à étudier en France, mais pendant un temps assez court. Cela pourrait conduire à un affaiblissement dramatique des programmes de doctorat eux-mêmesune perspective extrêmement inquiétante pour la science française, d’autant plus que la situation est plus ou moins similaire dans plusieurs autres pays européens.

Je vais maintenant décrire les circonstances qui peuvent expliquer ces graves problèmes. Bien sûr, il existe un certain nombre de facteurs sociologiques, mais il me semble que les principaux facteurs sont, de loin, de mauvais choix et de mauvaises réformes qui ont eu un impact extrêmement négatif sur la qualité de l’enseignement général. Étant donné que les erreurs ont été constamment répétées dans presque tous les pays occidentaux (probablement en commençant par les États-Unis et souvent copiées aveuglément en Europe), je pense qu’il est important que les pays asiatiques analysent attentivement ces phénomènes et évitent de reproduire des erreurs similaires. Les États-Unis ont un niveau moyen notoirement mauvais dans l’enseignement primaire et secondaire, mais ils parviennent toujours à remplir leurs programmes de doctorat en important un grand nombre d’étudiants hautement qualifiés d’Asie et d’Europe de l’Est – je doute que la France et l’Europe de l’Ouest puissent se permettre d’en faire autant !

 

Le système éducatif français

Je voudrais d’abord rappeler brièvement la configuration générale du système éducatif français.

L’école Maternelle pour les enfants âgés de 3 à 6 ans est disponible presque partout dans le pays et presque tous les enfants y vont, bien que l’école ne soit obligatoire qu’à l’âge de 6 ans.

L’école Primaire va de la 1ère à la 5e année (pour des élèves âgés de 6 à 11 ans, du CP au CM2).

L’enseignement Secondaire va de la 6e à la 12e année (11 à 18 ans) et comporte deux étapes :

Le « collège » de la 6e à la 9e année (11 à 15 ans), en France on dit de la sixième à la troisième.

Le « lycée » de la 10e à la 12e année (15 à 18 ans, de la Seconde à la Terminale) = « high school » aux États-Unis.

L’école est obligatoire jusqu’à 16 ans.

L’Université : l’âge moyen d’entrée à l’université est de 18 ans. L’Europe a récemment adopté un régime unifié pour les études supérieures appelé le «système de Bologne» ou LMD (Licence-Master-Doctorat).

 En France : Licence = en 3 ans, Master = en 2 ans, Doctorat =  en 3 ans ou plus.

 Chacun des cycles L, M, D est sanctionné par l’obtention d’un diplôme correspondant.

 

Réformes majeures engagées depuis 1968

Maintenant, je vais décrire très schématiquement les principales étapes des réformes éducatives qui ont eu lieu depuis 1968 – c’est l’année de la soi-disant révolution de mai 1968 à Paris lorsque les étudiants ont commencé à manifester à grande échelle dans les rues pendant plusieurs semaines – ces événements ont donné l’impulsion politique initiale, le signal pour le déploiement des réformes, même si elles n’ont pas influencé directement leur contenu (les idées étaient de toute façon dans l’air). Je dirais cependant que les réformes ont été appliquées à la hâte et sans le soin nécessaire pour mesurer et analyser les conséquences à long terme.

En 1969-70, d’importantes réformes de l’enseignement primaire et secondaire ont eu lieu. Des pédagogies dites actives ont été introduites à l’école Primaire et les méthodes traditionnelles dans l’enseignement de la lecture, l’écriture et le calcul ont été modifiées. Pour la lecture, les élèves ont commencé à apprendre à lire comme si le français n’était plus une langue alphabétique, transformant en réalité les mots français en quelque chose d’analogue aux idéogrammes chinois, entités globales à apprendre par la simple mémorisation de «l’image photographique». L’accent a été mis sur la socialisation des élèves plutôt que sur l’apport de connaissances spécifiques dans des disciplines fondamentales. En mathématiques, l’enseignement des quatre opérations arithmétiques n’était plus recommandé en 1 ère année, en CP, et les élèves ont commencé à n’apprendre qu’à faire des additions. Parallèlement, de nouvelles mathématiques furent introduites au lycée de la seconde à la Terminale : l’accent est désormais mis sur la rigueur formelle, utilisant le langage de la théorie des ensembles et de l’algèbre linéaire abstraite au lieu de la géométrie euclidienne traditionnelle, et introduisant une approche très formalisée de l’analyse (epsilons et deltas). J’étais moi-même élève à l’époque, et mon sentiment personnel est que ces « nouvelles maths » au niveau lycée étaient plus ou moins acceptables, peut-être un peu trop ambitieuses pour des élèves moyens, et un peu défaillantes car elles laissaient de côté l’intuition géométrique. Elles connurent cependant encore un certain succès tant que les élèves entraient au lycée avec une bonne formation en arithmétique et en géométrie élémentaire, ce qui était encore le cas pour une majorité d’élèves dans le cursus scientifique. Les choses ont tourné au désastre quand ces folles nouvelles mathématiques ont été introduites dans les classes du Primaire et même quelquefois à la Maternelle. Les nombres ont été introduits en 1ère et 2e années, CP et cours élémentaire, en tant que classes d’ensembles équipotents ! Mon père, qui était professeur de maths, a été obligé de définir les nombres négatifs en 6 e comme classes d’équivalence de paires de nombres naturels, ce qui correspond essentiellement à la « méthode de Grothendieck » pour construire un groupe à partir d’un monoïde ! En classe de 4e au collège, une droite était définie comme un ensemble abstrait muni d’une famille de bijections sur l’ensemble des nombres réels, se transformant l’une en l’autre par des changements de variable affines ! Bien sûr, c’était beaucoup trop, et la qualité de la formation des élèves « les plus faibles » commençait à en pâtir énormément.

En 1975, un changement majeur a été introduit dans le Secondaire : le collège unique. On ne faisait plus de différence entre collèges généraux et collèges techniques, des collèges qui comprenaient des programmes et des matières plus pratiques.

Le fait est que l’école primaire était devenue beaucoup moins efficace qu’auparavant (voir ci-dessus !) et qu’un grand nombre d’élèves échouaient dans les classes supérieures. Plutôt que d’accepter d’accueillir des classes de plus en plus faibles dans les écoles techniques, une décision audacieuse a été prise : supprimer simplement ces écoles techniques, dans l’espoir qu’une réunification permettrait de sortir les élèves de leurs difficultés par le contact avec les élèves les plus doués – et avec l’idée générale que de plus en plus de personnes devraient de toute façon entrer à l’université. Malheureusement, cela s’est révélé n’être qu’un vœu pieux, et il est maintenant reconnu qu’il a été totalement inefficace – ce qui n’est pas surprenant puisque l’enseignement primaire poursuivait son propre déclin ! Le seul résultat immédiat a été une diminution drastique du contenu des programmes du « collège » (de la 6e à la 3e), et il n’est pas exagéré de dire que la classe de 3e est maintenant probablement moins exigeante que ne l’était la classe de CM2  (si seulement les élèves pouvaient encore être sérieusement évalués par les enseignants !)

Après ces étapes, il est clair que les programmes de lycée élaborés en 1969 pour la Seconde, la Première et la Terminale, en particulier les Maths modernes, n’étaient plus à la portée d’une majorité d’élèves. En 1989, au début du deuxième mandat présidentiel de François Mitterrand, une nouvelle réforme était en route, une réforme que je décrirais comme reposant sur une pensée politique et d’idéologie abstraite plutôt que sur des bases solides. Le slogan, c’était : « 80% de la population devrait pouvoir accéder à l’université », le Japon étant pris pour modèle. Les Mathématiques, en particulier les Maths modernes, furent accusées, implicitement ou explicitement, d’être antidémocratiques. En 1985 le ministre de l’Education avait signé les nouveaux programmes établis par son administration, des programmes dans lesquels :

  • de larges parts de l’arithmétique élémentaire disparurent des programmes du Primaire et du Secondaire (et même dans les sections scientifiques) : les nombres premiers, le plus petit commun dénominateur, le plus grand commun diviseur ne sont plus enseignés de façon explicite !
  • on peut observer une tendance qui réduit l’approche mathématique à un apprentissage par cœur des faits rudimentaires.

Un peu plus tard, un paradigme dévastateur fut introduit : les enfants devaient tout redécouvrir par eux-mêmes par l’expérimentation, et les professeurs ne devaient être là que pour guider leurs pas. Ce fut le début d’une sorte de « révolution culturelle » dans l’enseignement français. Les réformes proprement dites furent adoptées vers 1991-1992, et entraînèrent un nouvel appauvrissement radical des programmes. La classe de Seconde qui était autrefois différenciée entre Lettres, Sciences et Économie (L, S, ES) commença à être indifférenciée, et un seul cursus scientifique fut mis en place (au lieu de 3 au moins : maths-physique, maths-physique-biologie, maths-technologie). Plus grave encore, les nouvelles idéologies ont eu des effets extrêmement néfastes sur les pratiques pédagogiques et sur l’organisation générale des programmes. Les mathématiques et la physique n’étaient plus enseignées de manière cohérente, avec un tel accent mis sur l’expérimentation, aux dépens de la théorie, si bien que toute interaction fructueuse entre les mathématiques et la physique devenait impraticable. En réalité, presque toutes les disciplines (y compris la littérature, les sciences, l’histoire, la géographie) ont vu leurs programmes complètement « remodelés » (et vidés d’une partie de leurs contenus, en ce qui concerne les connaissances fondamentales…). La réforme s’est accompagnée de la mise en place des IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres), où la préoccupation principale était apparemment plus d’endoctriner les futurs enseignants avec les nouvelles théories et paradigmes pédagogiques que de les former à une solide connaissance de leur discipline, ainsi qu’à une formation efficace et bien rodée. Il a fallu encore quelques années pour que ces réformes montrent leurs effets (surtout à l’université), et l’administration responsable de ces réformes était – et est probablement encore – assez partiale, au point de ne pas vouloir analyser et rendre compte avec précision des dommages – par exemple en déclarant obsolètes des éléments importants qui auraient pu servir à évaluer la situation. En tout cas, voici un tableau qui permet de comparer objectivement l’introduction des 4 opérations arithmétiques durant la période 1920-1968, et les programmes les plus récents (2002) pour les écoles primaires.

 Résultats d’une telle politique (tests nationaux français vers 2000) :

– en 2001, 46,2 % des élèves de 6e ne savaient pas multiplier 64×39 ;

– en 2002, 62,7 % des élèves de 7 e ne savent pas multiplier 9,74×3,5 ; 74,2 % ne peuvent pas diviser 178,8 par 8.

Comme le lecteur le verra, entre 1968 et 2007, le retard dans l’acquisition des mêmes compétences de base en calcul est d’au moins 2 ans (sans tenir compte du fait que ce retard s’accompagne probablement d’une baisse des performances et compréhension, avec la différence d’âge de 2 ans et toutes les autres conditions égales).

 

 

Que peut-on faire et qu’est-ce qui a été fait ?

 

Jusqu’à présent, il a été très difficile en France de parvenir à un accord général sur l’analyse des difficultés. L’éducation est un sujet hautement politique ; de nombreuses personnes qui ont été impliquées dans le processus des réformes précédentes ont encore des responsabilités (et ne sont bien sûr pas disposées à reconnaître les échecs passés – et peut-être même pas capables de s’en rendre compte !). Cependant, la situation a récemment un peu évolué, et je vais essayer de résumer quelques événements qui ont eu lieu et qui nous intéressent.

La France est un pays centralisé : alors, une façon de s’attaquer aux problèmes consiste à convaincre l’administration centrale à Paris du fait que les choses vont mal, en espérant que des décisions positives seront prises au niveau national. Cela devient malheureusement de plus en plus facile – surtout après les événements de l’automne 2005 où, dans des banlieues françaises, des milliers d’adolescents ont été impliqués dans des émeutes, et où le manque d’éducation adéquate et de perspective professionnelle était la raison la plus évidente de leur colère. Cette approche peut bien sûr être moins pertinente dans les pays plus décentralisés.

En 2003, quelques-uns de mes collègues à l’université et des professeurs du Secondaire et du Primaire se sont réunis pour former le GRIP (Groupe Interdisciplinaire d’Etude des Programmes Scolaires), dont je suis le Président actuellement. Nous avons commencé à rédiger des rapports critiques et des contre-propositions en matière d’enseignement. Le GRIP compte aujourd’hui plus de 60 membres et des centaines de personnes suivent ses activités.

L’activité du GRIP s’est rapidement concentrée sur l’évaluation et sur la modification des contenus des programmes existants dans différentes matières enseignées à l’école.

Les propositions du GRIP sont d’introduire ou de réintroduire une approche systématique de l’enseignement des savoirs de base : toujours partir de faits élémentaires concrets, et accéder par généralisation progressive à des questions plus élaborées ; s’appuyer le plus possible sur le travail individuel des élèves, au travers d’exercices de natures très variées ; créer entre les disciplines des liens qui peuvent apporter une interaction riche.

Les objectifs du GRIP sont de lier théorie et pratique, en évaluant les programmes proposés par une expérimentation en classe, en particulier aux niveaux les plus fondamentaux de l’école primaire. Le GRIP recherche également activement la coopération internationale, car les principaux enjeux ne se limitent pas à la France ou à l’Europe – il suffit de regarder les conférences internationales pour constater que certaines « idéologies nocives » se propagent encore par les voies officielles. Le fait est qu’il est aujourd’hui quasiment impossible dans les pays occidentaux de tester certaines solutions que l’on souhaiterait mettre en place, par exemple dans l’enseignement secondaire, simplement parce que les élèves qui seraient convenablement formés pour les expérimenter n’existent plus en nombre suffisant. Aussi, de nombreuses « théories pédagogiques à la mode » introduisent des postulats implicites qui empêchent leurs promoteurs d’envisager ne serait-ce que certaines possibilités. Pour ces raisons, les études nationales ou internationales qui « prouvent qu’il est impossible ou impraticable » d’enseigner tel ou tel point du programme à un niveau donné, comme par exemple la division au CP, comme l’a écrit récemment un soi-disant « expert » en France, sont à prendre avec des pincettes – après tout, une très grande majorité d’élèves français âgés de 6-7 ans avaient été capables de diviser un nombre compris entre 1 et 100 par 2 et par 5 de 1880 à 1968…

 

Le programme SLECC

 

En 2005, le GRIP est entré en négociation avec la Direction de l’Enseignement Primaire du Ministère de l’Education Nationale et a obtenu autorisation et soutien pour animer un réseau national d’écoles primaires « expérimentales » (un programme de 5 ans du CP au CM2). L’acronyme français est SLECC (Savoir Lire Ecrire Compter Calculer). Le SLECC a démarré avec une quinzaine de classes en 2005, et compte une soixantaine de classes dans toute la France depuis septembre 2007.

L’objectif est financé par l’Éducation Nationale et a obtenu deux postes attribués aux enseignants animateurs du réseau. Les classes sont réparties au hasard en fonction de la disponibilité des enseignants désireux de participer à cette expérimentation. Il n’y a pas non plus de raison particulière de croire qu’il pourrait y avoir un biais sociologique dans la répartition des enfants qui suivent le programme du  SLECC.

Le programme du SLECC comprend une réforme radicale de l’enseignement des mathématiques à l’école primaire, mais le considérer d’un point de vue purement mathématique réduirait considérablement sa portée et sa valeur. En fait, son champ d’activité couvre toutes les autres disciplines, en particulier leur rapport aux mathématiques : les liens avec les activités scientifiques sont certes impliqués, mais la préoccupation principale est de développer des liens entre langage et mathématiques dès le tout début des apprentissages, c’est-à-dire en France dès la dernière année d’école maternelle (élèves de 5-6 ans).

Le programme SLECC comprend également certaines classes de l’enseignement secondaire – jusqu’à présent, leur activité est plus de remédier au déficit en compétences fondamentales que d’essayer de promouvoir des programmes plus ambitieux, une tâche impossible à l’heure actuelle.

Les grands principes de la pédagogie SLECC

La fondation du cursus SLECC est à l’exact opposé de la tendance générale de la pédagogie introduite à la fin des années 60, qui a conduit à sacrifier les contenus du cursus de l’école primaire sous le principe fallacieux qu’un élève apprend mieux s’il y a moins à apprendre. En fait, la raison de l’échec de ce principe est assez simple : la suppression de certains maillons de la chaîne logique des connaissances rend les notions restantes plus difficiles voire impossibles à apprendre !

Les grands principes de la pédagogie SLECC sont :

L’enseignement simultané de la lecture et de l’écriture : la méthode « phonétique » dite « écriture-lecture », ce qui disqualifie entièrement le débat vieux de plusieurs décennies sur la « lecture intégrale », tout simplement parce qu’il ne peut y avoir « écriture intégrale de la langue » !

L’enseignement simultané du comptage et du calcul – plus précisément l’enseignement simultané des quatre opérations arithmétiques avec la numération. Après tout, 34 signifie 3 fois 10 plus 4, donc la multiplication et l’addition sont certainement déjà impliquées lors de la numération. Pour des raisons similaires, la soustraction et la division ne devraient pas être enseignées séparément l’une de l’autre non plus.

Une forte interaction entre diverses disciplines, par exemple entre langage et mathématiques. En mathématiques élémentaires, les élèves doivent écrire des énoncés et des conclusions sous forme de phrases complètes (ils ne devraient pas simplement remplir des blancs sur des feuilles préparées par l’enseignant !). Cela les aide à formuler des problèmes et à s’habituer à élaborer correctement des explications. Il y a bien d’autres exemples. Les mathématiques et la géographie ont des intérêts communs : lorsqu’on apprend à exploiter une carte, il est important de comprendre les échelles et leur relation avec les conversions d’unités. Bien sûr, d’autres interconnexions riches sont à considérer entre l’observation en science, les mesures et calculs élémentaires (proportionnalité, etc.), et encore les capacités langagières pour décrire une situation ou un phénomène.

Pas de fausse opposition entre mémorisation et compréhension, qui sont nécessaires l’une à l’autre. Les tables de multiplication doivent être très bien connues.

Forte insistance sur crayon et papier, sur les quatre opérations arithmétiques, y compris les nombres décimaux. En fait, c’est une très bonne préparation à l’algèbre dans les classes supérieures, puisque les algorithmes des opérations arithmétiques sont similaires dans une large mesure aux algorithmes de multiplication ou de division de polynômes. Les calculatrices sont déconseillées à l’école primaire, du moins tant que les élèves n’ont pas acquis une compétence routinière dans le maniement des opérations arithmétiques sur papier.

Les opérations sur les nombres purs et les nombres concrets sont enseignées simultanément. Il s’avère que notre cerveau semble bien mieux gérer les quantités physiques que les nombres abstraits, surtout lorsque la signification intuitive des opérations est en cause. Ceci est bien sûr aussi une excellente préparation à l’introduction de la physique élémentaire et de l’analyse dimensionnelle. Les manuels SLECC insistent sur l’importance d’écrire des formules telles que 3m + 4m = 7m (très tôt dans le programme de 1ère année, en CP) ou même (plus tard) : 6,2 kg + 250 g = 6200 g + 250 g = 6450 g = 6,45 kg.

 Les unités doivent toujours apparaître dans les opérations, chaque fois que cela est approprié !

La manipulation concrète en géométrie : papier, ciseaux, règle, compas, angles… Même la vérification de la formule de la surface du cercle (c’est-à-dire déduire que la surface est égale à πR² à partir du périmètre 2πR) peut être faite dès la classe de CM1 en coupant un cercle de papier en 16 secteurs et en les réassemblant dans un parallélogramme approximatif. Cela suppose bien sûr que la notion d’aire ait déjà été enseignée de façon systématique, des rectangles aux parallélogrammes et ensuite des parallélogrammes aux triangles. Le cas des rectangles eux-mêmes commence à un stade antérieur en comptant les carrés au cas où les arêtes sont des nombres entiers, puis en s’étendant au cas général des nombres décimaux par des changements d’unités de longueur et de surface.

Comme nous le voyons, les élèves sont en quelque sorte initiés aux preuves mathématiques à un niveau très précoce à l’école Primaire (en une forme adaptée à leur âge – nous n’entendons pas par là une « preuve entièrement  formalisée » !). Cela peut être fait même dans les toutes premières années, par exemple en observant sur la table de multiplication que 6×8 = 7×7 – 1 (et des cas similaires également), et en le démontrant en déplaçant une rangée dans une colonne dans un arrangement de carrés de bois. Plus tard, au début de l’enseignement secondaire, de telles preuves ou justifications peuvent être données de manière systématique – par exemple pour le théorème de Pythagore qui est la pierre angulaire de la géométrie euclidienne. Nous préconisons certes la (ré)-introduction de la géométrie élémentaire (en dimension 2 et éventuellement aussi en dimension 3) au début de l’enseignement secondaire, à commencer par les cas dits « d’égalité » pour les triangles, pour lesquels une longue tradition en France a démontré sans aucun doute qu’elles constituent une base saine et très accessible pour introduire les preuves et le raisonnement en géométrie (si besoin était de convaincre les mathématiciens, cette approche pourrait même être formalisée en une théorie mathématique rigoureuse et simple selon les standards modernes, utilisant uniquement l’axiome de la distance euclidienne, ainsi que certaines propriétés des nombres réels telles que l’existence de racines carrées…)

 

Les principales observations suite à l’expérimentation SLECC

L’utilisation d’une méthodologie systématique crée la confiance, les élèves se sentent plus en sécurité car ils reçoivent des instructions précises et ont des règles à apprendre, des règles dont l’utilisation leur permet de résoudre des problèmes.

Les élèves sont occupés par des activités régulières et bien planifiées, très tôt ils doivent apprendre à travailler par eux-mêmes et donc la discipline est plus facile à maintenir dans les classes !

Les élèves qui ont des difficultés se rendent mieux compte qu’ils ont des difficultés que lorsqu’ils sont dans une école dont le but premier est de les socialiser. Par conséquence, ces élèves et leurs parents acceptent plus facilement la nécessité du redoublement. Un tel redoublement devient alors utile à leurs yeux et prend tout son sens puisqu’ils se trouvent dans une classe dont les visées pédagogiques sont claires.

Encore plus important, les élèves des classes SLECC ont de meilleurs résultats scolaires que les élèves d’une classe standard de l’Education Nationale, même lorsqu’ils viennent de zones géographiques à problèmes sociaux et qu’ils sont comparés aux élèves de régions plus favorisées.

Les réactions de la société et de l’institution

Comme vous l’imaginez, la combinaison du politique et de l’idéologie a déclenché ce qui peut être décrit comme une  « guerre scolaire » entre les partisans des théories pédagogiques encore dominantes et leurs opposants. Cependant, face à ce qui est désormais perçu comme une « catastrophe scolaire », le ministère de l’Education Nationale a commencé à consulter les associations qui menaient auparavant l’opposition aux programmes actuels – le ministère de l’Education Nationale soutient désormais ouvertement le SLECC[1].

Bien sûr, il reste encore beaucoup à faire. Surtout, il y a un très grave manque de formation adéquate pour une majorité d’enseignants, surtout après trois ou quatre décennies de pratiques d’enseignement insensées. Nous devons faire face à une forte opposition idéologique de certains syndicats d’enseignants et d’anciens « gourous de la pédagogie »… Revenir à une situation où l’enseignement français fonctionne de manière raisonnable apparaît comme une tâche ardue. Nous espérons que le GRIP et le SLECC y contribueront de manière utile.

 

 

[1] Cette affirmation n’est plus valide. Jean-Pierre Demailly a prononcé ce discours en 2007. Le soutien du Ministère a cessé en 2013 et les classes SLECC ont aujourd’hui disparu.