Monsieur le Ministre, êtes-vous prêt à nettoyer les écuries d’Augias ?

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Le Groupe de Réflexion Interdisciplinaire sur les Programmes, composé d’enseignants engagés depuis vingt ans pour la défense de l’instruction publique, est toujours attentif aux volontés politiques de restaurer des programmes scolaires cohérents et structurés. L’expérience acquise depuis toutes ces années nous incite cependant au doute et à la circonspection.

N’avons-nous pas été déconfits lorsque le Ministre Robien a cru mettre fin, en 2006, à la « méthode globale » qui perdure encore aujourd’hui sous différents avatars, malgré les efforts du Ministre Jean-Michel Blanquer et de ses experts en neurosciences ?

Le « recentrage sur les fondamentaux », proclamé par le ministre Xavier Darcos lors de la rédaction des programmes 2008, a-t-il sorti l’école primaire du fourre-tout d’activités diverses et variées, n’ayant aucun rapport avec l’acquisition des savoirs élémentaires ?

Et, plus récemment, la Mission Villani, à laquelle nous avons participé en 2018 a-t-elle vraiment produit le sursaut escompté ? Le satisfecit que vous lui attribuez dans votre annonce est-il vraiment justifié ?

Si vous hésitez sur les réponses à ces questions, observez de plus près le travail des élèves aujourd’hui, ou allez vérifier les analyses que nous avons apportées au fil des mois sur notre site instruire.fr. Le regretté Jean-Pierre Demailly, président du GRIP, mathématicien, membre de l’Académie des Sciences, présenta en 2007 une analyse toujours actuelle, au congrès de Hangzou.

Pourquoi un tel décalage entre les annonces ministérielles et leurs effets sur le terrain ? Certains avanceront que le ministère de l’Éducation Nationale se trouve à Bercy, et non rue de Grenelle. Mais comment expliquer alors la gabegie de moyens d’un mammouth financier, qui paie pourtant si mal ses enseignants ?

D’autres dénonceront la mainmise des « idéologues », ces penseurs de La destruction de l’enseignement élémentaire (Liliane Lurçat, 1998), les contre-maîtres de La Fabrique du Crétin (Jean-Paul Brighelli, 2005) , les « Assassins de l’école » (Carole Barjon, 2016) et autres organisateurs de «La grande garderie »(Lisa Kamen-Hirsig, 2023) . La liste de leurs adversaires est longue et je dois présenter mes excuses à ceux que je n’ai pas cités. Mais comment expliquer la longévité de cette caste de pédagogues exaltés ?

La première réponse ne fait pas plaisir à entendre, mais elle est cependant la plus plausible : l’ignorance. J’ai moi-même été formé durant les dernières années des « Écoles Normales », regrettées par les nostalgiques et moquées par les progressistes, mais je n’ai découvert le « Dictionnaire Pédagogique » de Ferdinand Buisson qu’après vingt ans de carrière. C’est pourtant dans ce monument de la « Pédagogie oubliée » (Michel Delord et Guy Morel) que j’ai trouvé la réponse à une question qui reste encore d’actualité « Pourquoi enseigner les quatre opérations au CP ? ». Et ce ne sont ni les neurosciences, ni la méthode de Singapour qui m’ont éclairé sur ce point. Une formation initiale et continue sérieuse et non dogmatique est donc un préalable à toute réforme. Mais qui peut l’assurer aujourd’hui ?

La deuxième réponse n’est guère plus glorieuse pour le corps enseignant : le conformisme. Il a fallu bien des années avant que naisse la contestation sous le hashtag #PasdeVague, mais la remise en cause des injonctions contradictoires de la hiérarchie est rarement admise. Si la « désobéissance du fonctionnaire en cas d’ordre contraire à l’intérêt public » avait été reconnue, l’école aurait probablement sombré moins vite.

La troisième réponse, sans exonérer les subalternes de leur responsabilité, constitue toutefois une circonstance atténuante : la pression idéologique exercée par certains cadres de l’inspection primaire. Pour avoir été en charge plusieurs années du réseau d’école SLECC (Savoir Lire Écrire Compter Calculer) je ne suis nullement étonné de voir aujourd’hui certains professeurs déposer plainte pour harcèlement contre des inspecteurs. Il ne s’agit pas de porter le discrédit sur le corps d’inspection —  il peut comprendre de bons professionnels qui sont parfois, eux aussi, soumis à une hiérarchie tatillonne — ; mais les promotions ne sont pas toujours liées à la compétence. J’ai d’ailleurs cru comprendre, dans les couloirs de la mission Villani, qu’une véritable guerre de pouvoir sévissait au sein même de l’Inspection Générale. Peut-être ai-je mal compris. Mais le Ministre Chevènement était sans ambiguïté dans ses propos définitifs concernant les hauts fonctionnaires et les inspecteurs généraux.

Cette puissance des idéologues se nourrit d’un catéchisme progressiste qui repose sur la curieuse croyance que tout progrès technique mène inexorablement à un progrès pédagogique : la télévision scolaire n’a pas rendu les élèves plus intelligents, l’intelligence artificielle y parviendrait ?

C’est sans doute au nom de ce paradigme que les syndicats majoritaires ont collaboré à cette fuite en avant, misant toujours sur des moyens supplémentaires et revendiquant une liberté pédagogique souvent hors sol. L’école émancipatrice est celle de l’instruction, pas celle de la « grande garderie ». Comment l’instituteur peut-il être libre, si cette même liberté est refusée aux parents qui pratiquent l’instruction en famille ? Au sein de notre association, nous avons toujours combattu pour proposer des programmes exigeants et, pour prouver leur faisabilité, nous avons rédigé et expérimenté une série de manuels adaptés à leur mise en œuvre. Nous avons convaincu quelques collègues de l’école publique, dont nous sommes tous issus. En mathématiques, nos manuels devaient être mis en avant par la commission Villani mais notre position trop critique nous a valu d’être relégués dans l’arrière-cour, au seul bénéfice de la méthode Singapour. Aujourd’hui, il se trouve des inspecteurs qui reprochent à des enseignants et même à des parents de les utiliser, sans en contester la qualité mais en arguant que l’association est trop critique vis-à-vis de l’institution. Où est la liberté pédagogique ?

C’est encore cette liberté pédagogique que mettent en avant les éditeurs de manuels pour contester le projet de labellisation de manuels scolaires. On ne peut leur donner tort, mais, qui écrit les manuels des grandes maisons d’édition ? Qui rédigera les futurs manuels d’État ? Des « experts » nous affirme-t-on.

Le mathématicien Laurent Lafforgue, que Jacques Chirac nomma, en 2005, membre du Haut Conseil de l’Éducation, démissionna en déclarant : « Pour moi, c’est exactement comme si nous étions un « Haut Conseil des Droits de l’Homme » et si nous envisagions de faire appel aux Khmers rouges pour constituer un groupe d’experts pour la promotion des Droits Humains. » C’était sans doute exagéré et violent vis-à-vis des « experts » siégeant à ce Conseil, mais la situation a-t-elle vraiment changé ? Vous prônez la « méthode Singapour », mais qu’entendez-vous par là ? Est-ce simplement distribuer des manuels traduits, adaptés et réadaptés pour passer sous les fourches caudines des programmes français ou est-ce une remise à plat complète du système éducatif, comparable à celle du gouvernement singapourien pour mettre fin à une déchéance post-coloniale ? N’oubliez-vous pas, vous aussi, l’excellence de l’école mathématique française pendant plus d’un siècle ?

Pascal Dupré

Tribune publiée par Marianne