Charybde et Scylla ?
Le ministre veut imposer une « méthode éprouvée par la science et la pratique » : la « pédagogie explicite ». Un coup à l’Est avec la méthode Singapour, un coup à l’Ouest avec l’enseignement explicite qui nous vient du Canada. Il est vrai qu’il veut nous sauver d’un « Charybde » bien français, le « constructivisme » piagétien et de ses avatars « néo-constructivisme », « socio-constructivisme » et autres … qui ont fait tant de dégâts depuis les années 1970. Mais, là encore, était-il nécessaire de recourir à une pédagogie venue d’ailleurs qui pourrait bien devenir notre « Scylla ».
La science et un siècle de pratique avaient pourtant validé une méthode permettant d’éviter ces deux écueils. Ferdinand Buisson l’avait baptisée : « Méthode intuitive ».
Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire – 1887
INTUITION ET MÉTHODE INTUITIVE
Ferdinand Buisson
… Il y a pour cet emploi de la méthode intuitive dans l’enseignement primaire une condition générale d’où toutes les autres dépendent : c’est de bien s’entendre sur l’ordre à suivre dans les démonstrations de toutes sortes dont se compose l’enseignement à ses divers degrés. Quand l’enfant a été bien préparé par l’exercice gradué de l’intuition sensible, il a une certaine puissance de jugement et même de raisonnement spontané, primesautier, implicite.
Le même enfant, élevé d’une autre façon, guidé de trop près et enfermé trop étroitement dans les cadres d’un enseignement abstrait et didactique, présenterait, au contraire, tous les caractères de la passivité, de l’incuriosité d’esprit et de cette sorte « d’assoupissement » que décrivait Fénelon et dont il voulait qu’on le tirât à tout prix « en remuant promptement tous les ressorts de l’âme de l’enfant ».
C’est précisément à quoi tend la méthode intuitive : elle parvient à faire penser l’enfant, parce qu’elle le laisse penser à sa façon et non à la nôtre, parce qu’elle le fait marcher de son propre pas et non du pas de son maître.
On pourrait presque dire qu’il y a deux logiques : celle de l’enfant et celle de l’adulte, l’une qui est toute naturelle et intuitive, l’autre plus savante, plus réfléchie, plus méthodique. C’est une grande tentation pour le maître de suivre cette dernière voie, parce que c’est la seule rationnelle, la seule qui satisfasse son esprit à lui, son besoin d’enchaînement et de déduction régulière : c’est celle qui est vraiment naturelle à l’homme fait. Elle va du simple au composé, du principe à la conséquence, de la règle à l’exemple. Et c’est justement ce qui fatigue et rebute l’enfant. Avide de connaître, de juger, d’agir, de vivre enfin par l’intelligence comme par tous ses organes, impatient de les exercer dans le vif de la réalité, l’enfant comprend mal et subit difficilement les lenteurs de notre exposition méthodique et progressive qui le retient si longuement sur les éléments abstraits des choses au lieu de le mettre en face des choses elles-mêmes. Et les anciennes méthodes étaient inexorables au nom de la logique sur la nécessité de ces interminables préliminaires. Voulait-on apprendre à l’enfant à lire ? On prétendait commencer par lui apprendre toutes ses lettres, puis leurs combinaisons en syllabes, avant d’arriver à un mot et surtout à une phrase. Quel désert à traverser pour la pauvre petite intelligence ! De la lecture, on passait à l’écriture et l’on procédait de même : non pas le mot d’abord, non pas même la lettre, mais les jambages, les « bâtons ». Qui ne se rappelle les longues pages de « bâtons » de sa première école ? Et de même à mesure qu’on passait à quelque autre étude : en géographie, la nomenclature et la définition apprise par cœur de tous les termes géographiques, et puis la définition de la terre, sa division en océans et continents, et leur énumération et l’énumération de leurs subdivisions, le tout avant d’arriver à un seul nom familier à l’enfant, à un seul objet de sa connaissance.
Tout cela était-il absurde, illogique, déraisonnable ? Nullement. C’était la marche d’un esprit mûr qui, sachant réduire en idées abstraites la science qu’il doit étudier, prend tout d’abord les plus simples et les enchaîne graduellement en combinaisons de plus en plus complexes et toujours rigoureusement subordonnées les unes aux autres. Tout autre est la marche de l’esprit enfantin qui veut aller vite et joyeusement du connu à l’inconnu, du concret à l’abstrait, du facile au difficile, plutôt par bonds que pas à pas. On a dit quelquefois que l’intelligence de l’enfant est capricieuse : elle ne l’est pas, elle nous semble l’être parce qu’elle n’a pas la continuité et la régularité de la nôtre ; elle aime à deviner, à découvrir, à jouir de l’étude au lieu de s’y astreindre, à jouir surtout de la conscience de sa force et de sa liberté, à se sentir agir. L’enfant se montre pour les exercices de l’esprit ce qu’il est pour ceux du corps : une longue promenade régulière et monotone l’abat et l’énerve, un exercice méthodique de gymnastique ne le récrée qu’à la condition d’être très court ; laissez-le, au contraire, courir en liberté, s’ébattre à son gré, changer d’exercice et s’exercer sans y penser, alors il est infatigable.
La méthode intuitive, telle qu’elle s’applique aujourd’hui à toutes les matières de l’enseignement primaire, n’a pas d’autre objet que de tenir compte de ce besoin de spontanéité, de variété et d’initiative intellectuelle de la part de l’enfant. En lecture, au lieu de lui faire passer en revue toutes les lettres et toutes les syllabes vides de sens, on lui donne, dès qu’il sait deux ou trois lettres, de petits mots qui occupent sa pensée, satisfont son imagination, aiguisent sa curiosité pour les leçons suivantes, chaque leçon portant pour ainsi dire sa récompense en elle-même : l’ordre logique peut en souffrir, et il faut que l’enfant plus d’une fois supplée par une sorte de divination ou d’intuition à ce qui lui manque rigoureusement pour être en état de déchiffrer le mot, mais c’est là précisément qu’est le plaisir pour lui; l’obstacle est franchi, il a le sentiment de la conquête qu’il vient de faire ; il n’est pas encore à l’âge où l’on tient à se rendre compte minutieusement et consciencieusement des procédés qu’on a suivis, et il ne demande qu’à poursuivre. On aura le temps plus tard de lui faire analyser ce qu’il saisit à présent d’un coup d’œil juste, mais trop rapide. En géographie, on l’entretient tout d’abord de ce qu’il a sous les yeux tout près de lui : et par analogie on lui fait comprendre, en étendant progressivement son horizon, tous les grands phénomènes qu’il n’a pas vus à l’aide des petits qu’il voit.
En arithmétique, on ne commence pas par lui révéler les nombres abstraits, leurs rapports et leurs lois : c’est sur les objets concrets qu’on exerce d’abord son attention, et l’on se sert des sens non pour qu’il y ait recours toute sa vie, mais pour lui apprendre à s’en passer : le moment ne tarde pas où l’on peut lui faire faire de tête et par intuition des opérations qu’il ne pourra rigoureusement raisonner que bien des années après. Il n’y a pas d’enfant qui ne puisse faire mentalement et sans efforts des soustractions, des multiplications, des divisions sur les dix premiers nombres, voire même sur les fractions, longtemps avant de soupçonner même le nom des quatre règles.
En grammaire, et là peut-être plus utilement que partout ailleurs, l’intelligence de l’enfant peut être livrée à elle-même, provoquée à trouver la règle et non astreinte toujours à l’appliquer passivement, encouragée à procéder par analogie, à faire proprio motu les généralisations que le livre donne sans doute toutes faites et toutes classées, libre effort de l’esprit, de l’exercice même de la pensée et de la parole.
N’insistons pas sur le détail des applications. Nous ne voulons qu’indiquer la possibilité de traiter intuitivement non seulement les matières des leçons de choses, mais toutes celles de l’enseignement élémentaire. Ainsi que le dit le nouveau programme des écoles primaires, ce sont encore des moyens intuitifs d’éducation intellectuelle et morale que l’appel incessant au sentiment et au jugement propre de l’élève à l’accession de leurs actes ou de ceux d’autrui » ; c’est encore procéder par intuition que « d’initier les enfants aux émotions morales au moyen de leur expérience immédiate, de les élever, par exemple, au sentiment d’admiration pour l’ordre universel et au sentiment religieux en leur faisant contempler quelques grandes scènes de la nature ; au sentiment de la charité à accomplir avec discrétion ; aux sentiments de la reconnaissance et de la sympathie par le récit d’un trait de courage, par la visite à un établissement de bienfaisance, etc. Ce sont là aussi des « leçons de choses », car ce sont des enseignements directement adressés au cœur qu’ils doivent toucher, à l’intelligence qu’ils doivent éveiller.
En terminant ce rapide aperçu, nous ne pouvons omettre un point important pour caractériser l’intuition et la méthode intuitive : c’est la seule méthode qui se propose d’agir non pas sur une faculté, mais sur toutes, qui saisisse dans l’enfant l’être humain tout entier pour former à la fois chez lui les sens, le jugement, l’imagination, le sentiment. Tous les procédés purement didactiques et qui s’asservissent nécessairement à un ordre rigoureusement logique sont par là même spéciaux et développent des facultés spéciales, et pour ainsi dire une seule à la fois. L’intuition au contraire, plus spontanée, plus souple, plus indulgente, obligée, pour se tenir plus près de l’enfance, de garder une allure plus familière et de moins régler ses mouvements, est par là même favorable à la libre éclosion de tout ce que l’enfant sent en lui, elle provoque toutes ses facultés n’en réprime aucune, elle ne craint pas les digressions, les diversions, les allées et venues de la pensée, elle ne redoute même pas les écarts de la jeune génération, les vivacités inégales du sentiment, les impatiences d’une raison enfantine, les conceptions prématurées ou les illusions d’un esprit qui ne se connaît pas encore et n’a pas le sentiment de la discipline. C’est plus tard qu’il se disciplinera de lui-même, mettra de l’ordre dans ce chaos, divisera la difficulté pour la mieux résoudre, analysera pour comprendre et classera ses connaissances à mesure qu’elles se préciseront.
La méthode intuitive n’est pas la méthode de tous les âges ; c’est exclusivement celle de l’enfance ; mais à l’enfance elle rend l’étude aimable, facile, féconde, à l’enfance elle fait entrevoir dans toute sa poésie et dans toute sa fraîcheur ce monde de choses et d’idées qu’elle ne commence pas par lui présenter catalogué comme dans un musée, mais vivant, divers, mobile, riche et plein d’attraits comme la nature elle-même. La méthode intuitive dans l’éducation, c’est l’enfant voyant, touchant, découvrant non pas toute la science, mais ce qui dans la science est à sa portée ; elle évite de décolorer, de figer, de glacer, de systématiser, de dénaturer. Elle sait donner aux enfants une première vue, un premier coup d’œil, très sommaire, très insuffisant, mais qui a du moins ce bienheureux effet de leur causer une première et douce impression, de leur faire comprendre et aimer en enfants ce qu’ils apprendront plus tard à comprendre et à aimer en hommes.