L’enseignement des sciences à l’école primaire
Cette communication s’articule en trois moments :
– un état des lieux appuyé sur une enquête auprès des enseignants proches du réseau SLECC ;
– une analyse des causes profondes des faiblesses de l’enseignement des sciences à l’école primaire ;
– des propositions pour remédier à ces faiblesses.
1. État des lieux : un intérêt certain mais des difficultés de mise en œuvre
Nos collègues manifestent souvent beaucoup d’enthousiasme quand on évoque l’enseignement des sciences mais aussi et surtout beaucoup d’insatisfaction.
Ils ne peuvent en effet répondre aux attentes et aux exigences qui leur sont imposées ; et ils se trouvent par là-même fragilisés tant vis-à-vis des parents que de la hiérarchie. Ces exigences ne peuvent être satisfaites car elles sont constituées d’injonctions contradictoires liées à la triple contrainte des programmes, des méthodes et de l’évaluation.
Les programmes sont constitués d’un foisonnement de sujets scientifiques ambitieux sans liens directs avec les disciplines principales que sont le français et les mathématiques. De plus, au fil des changements ministériels et de l’actualité, le nombre de ces sujets s’accroît, d’éléments relevant davantage de l’éducation à la citoyenneté que de la culture scientifique : lutte contre les addictions, développement durable, sécurité alimentaire, prévention de la maltraitance, des risques naturels, aide aux premiers secours, sécurité routière.
Un tel empilement hétéroclite suffirait à expliquer à lui seul la difficulté d’enseigner les sciences dans un horaire scolaire diminué de trois heures depuis 2008.
Mais qui plus est, et comme pour contrebalancer une accumulation de concepts trop abstraits dans les sciences, on a promu dans un même mouvement des méthodes prétendant engager l’activité des élèves.
Intention louable certes, mais en prétendant transposer la démarche scientifique en classe, on a établi des procédures aussi chronophages qu’improductives.
Observer, analyser les données initiales, émettre des hypothèses, concevoir et pratiquer des expériences, noter et interpréter les résultats pour en déduire des conclusions sont autant d’activités qui demandent un minimum de connaissances scientifiques pour ne pas se réduire à une parodie. En outre, en généralisant ces activités à l’intégralité du cours de sciences, on s’éloigne des centres d’intérêts et des compétences quotidiennes des élèves (discussion, observation, collection, imitation et représentation), qu’elles laissent alors en friche.
Mais se soucie-t-on vraiment des connaissances scientifiques quand il s’agit d’évaluer ces pratiques pédagogiques ? Le livret personnalisé de compétences, loin d’apporter une solution à la dichotomie entre les « contenus encyclopédiques » et l’« activisme pédagogique » ajoute encore à la confusion. Les enseignants ne doivent plus évaluer les acquis mais des compétences plus ou moins définies et porter ainsi un jugement sur l’élève en tant que personne :
o Identifier ses points forts et ses points faibles dans des situations variées
o S’engager dans un projet individuel
o S’intégrer et coopérer dans un projet collectif
o Manifester curiosité, créativité, motivation à travers des activités conduites ou reconnues par l’établissement
Ce mélange des genres ne constitue pas seulement un obstacle à l’enseignement des sciences : toute confusion entre morale et science porte atteinte à la laïcité. La transmission des connaissances scientifiques ne peut et ne doit pas servir de prétexte à évaluer la conformité des comportements.
Au-delà de ce constat général d’émiettement et d’incohérence, il convient d’analyser les faiblesses qui tiennent aujourd’hui à la conception même de l’enseignement des sciences à l’école primaire.
2- Les causes profondes des faiblesses actuelles de l’enseignement des sciences à l’école primaire
Le passage de la « leçon de choses » aux « activités d’éveil », dans les années 70, a été justifié par une prétendue adaptation à la modernité et aux avancées scientifiques. La pratique de l’observation ne pouvait plus être la même dans un environnement qui s’urbanisait : l’élevage et l’agriculture cédaient la place aux supermarchés, les objets artisanaux à la production industrielle, l’écrit à l’audio-visuel etc.
Or ce qui n’aurait pu être qu’une adaptation s’est traduit par un abandon de principes élémentaires incontournables dans une démarche d’apprentissage.
La balance numérique peut-elle se substituer à la balance à plateaux pour introduire le concept de poids ?
Le télémètre laser l’emporte-t-il sur la chaîne d’arpenteur pour appréhender la notion de distance ?
Le passage des aiguilles à l’affichage numérique sur la montre favorise-t-il la perception du temps ?
En écartant de l’école ce qui n’était plus « usuel » dans le monde occidental contemporain, on a supprimé les premières marches d’un accès à la culture scientifique.
Les doutes qui auraient pu amortir cette rupture ont été balayés par l’enthousiasme des promoteurs du collège unique et de l’allongement de la scolarité.
Pierre Kahn écrivait : « L’unification de l’école a fait voler en éclats le paradigme pédagogique d’une progression du simple au complexe … Exit le modèle de la leçon de choses conçue comme leçon d’observation. Dès l’école primaire, on n’apprend plus des « choses », mais des concepts : non plus le système digestif, mais la digestion ; non plus les fonctions principales de la vie, mais la construction du concept de vivant. »
L’expression « progression du simple au complexe » n’est qu’une mauvaise traduction de la méthode intuitive chère à Ferdinand Buisson et véritable cœur de la pédagogie républicaine, méthode qui consiste en une progression du connu et du familier vers l’inconnu et le conceptuel. Ne plus apprendre des « choses » mais directement des concepts c’est faire « voler en éclats » le principe d’élémentarité cher à Condorcet. La transmission d’éléments logiques permettant à tous d’accéder à la connaissance était la raison d’être de l’Instruction Publique. Balayer cette notion d’éléments et de progressivité, c’était porter atteinte à la démocratisation alors même qu’on prétendait la promouvoir.
Deux autres coups seront portés à ce principe d’élémentarité, toujours sous couvert de démocratisation.
« L’enseignement élémentaire n’est plus terminal : un autre vient après, sur qui l’on peut se décharger. Du fait même, l’histoire, la géographie, les sciences que l’école primaire se croyait tenue d’inculquer, perdent de leur importance : l’essentiel, c’est ce qui est nécessaire pour la suite, le français et le calcul. En devenant un premier degré, l’école élémentaire change de fonctions, et son centre de gravité se déplace. » écrivait Antoine Prost pour justifier les réformes pédagogiques des années soixante.
La première atteinte à l’enseignement élémentaire sera en effet de dissocier, dans leur progressivité, les « matières essentielles », français et mathématiques, des autres matières, une « interdisciplinarité » factice se substituant désormais à la cohérence d’un enseignement simultané réellement inter et pluridisciplinaire.
La seconde atteinte, contrairement aux annonces d’Antoine Prost, sera la dilution de « l’essentiel » dans une scolarité prolongée, dilution qui rendra inaccessible au premier degré l’accumulation croissante de concepts scientifiques, historiques et géographiques.
3- Pour les sciences à l’école : élémentarité et simultanéité
Le préalable à toute refondation de l’enseignement des sciences à l’école primaire est la recherche, par des spécialistes de chaque discipline, des éléments indispensables aux jeunes élèves pour accéder à une culture scientifique.
« … ce n’est pas trop de cinq à six années de séjour à l’école pour les munir du petit trésor d’idées dont ils ont strictement besoin et surtout pour les mettre en état de le conserver et de le grossir dans la suite. » lisait-on dans les Instructions officielles de 1887.
C’est cet esprit que l’on retrouve dans le texte signé en 2004 par sept académiciens des sciences Les savoirs fondamentaux au service de l’avenir scientifique et technique.
Laurent Lafforgue (Médaille Fields) dans Le calcul à l’école primaire et Jean-Pierre Demailly dans La géométrie élémentaire ont développé les propositions sans lesquelles aucun enseignement des sciences digne de ce nom n’est possible.
C’est en les suivant que le GRIP a pu proposer des programmes, des progressions puis des manuels expérimentés dans leurs classes par des enseignants volontaires travaillant en réseau. Les résultats obtenus depuis maintenant sept ans nous encouragent à poursuivre cette entreprise et à l’étendre aux autres disciplines, à la physique, aux sciences naturelles, à la géographie, toujours en respectant et le principe d’élémentarité et la nécessaire progressivité ainsi que la simultanéité des apprentissages, base d’une interdisciplinarité réelle et productive.
L’enseignement scientifique ne saurait être déconnecté de la maîtrise de la langue, des éléments de calcul et de géométrie bien sûr, mais aussi du dessin et du travail manuel.
Décrire, reproduire, mesurer sont indispensables, comme l’est l’enseignement des volumes, des poids et de proportionnalité, pour passer de la « leçon de choses » fondée sur la connaissance sensible des objets usuels, aux premières marches menant au concept scientifique ; et ce passage ne doit être ni escamoté, ni retardé.
Résumons nos propositions.
– des éléments enseignables qui ne soient pas que des rudiments ;
– une simultanéité d’apprentissages fondamentaux assurant une réelle interdisciplinarité ;
– une progression partant d’un enseignement par les sens, qui ne se réduise pas à un gavage de l’œil ou à des manipulations faussement expérimentales, et mène par étapes à l’entrée dans l’abstraction et non à un empilement hétéroclite de concepts inenseignables directement,
voilà autant de points constitutifs d’une pédagogie de l’Instruction publique oubliés par les réformateurs des quarante dernières années et à réexaminer sans nostalgie ni idées préconçues.
Ajoutons, pour terminer, l’indispensable libération d’un temps scolaire aujourd’hui mité par des sujets sans rapport avec l’enseignement.