Hannah Arendt : la crise de l’éducation

La Crise de l’éducation, paru en 1958.
Extrait de : La crise de la culture © Éditions Gallimard, 1972, pour la traduction française.

La crise générale qui s’est abattue sur tout le monde moderne et qui atteint presque toutes les branches de l’activité humaine se manifeste différemment suivant les pays, touchant des domaines différents et revêtant des formes différentes. En Amérique, un de ses aspects les plus caractéristiques et les plus révélateurs est la crise périodique de l’éducation qui, au moins pendant ces dix dernières années, est devenue un problème politique de première grandeur dont les journaux parlent presque chaque jour. Certes, il ne faut pas beaucoup d’imagination pour déceler les dangers d’une baisse constante des niveaux perceptible à travers tout le système scolaire. Les innombrables et vains efforts des autorités responsables pour endiguer le mouvement soulignent bien la gravité du problème. Cependant, si l’on compare cette crise de l’éducation aux événements politiques des autres pays au XXe siècle, à la tourmente révolutionnaire qui a suivi la Première Guerre mondiale, aux camps de concentration et d’extermination ou même au profond malaise qui, sous des apparences de prospérité, s’est répandu dans toute l’Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il est quelque peu difficile d’accorder à une crise de l’éducation toute l’attention qu’elle mérite. En effet, on est tenté de la considérer comme un phénomène local, sans rapport avec les problèmes plus considérables du siècle et dont il faut attribuer la responsabilité à certaines particularités de la vie aux États- Unis, dont on ne saurait trouver d’équivalent dans d’autres parties du monde.

Mais s’il en était bien ainsi, la crise de notre système scolaire ne serait pas devenue une question politique et n’aurait pas pris de court les autorités responsables de l’éducation. C’est que le problème, ici, ne se limite sûrement pas à l’épineuse question de savoir pourquoi le petit John ne sait pas lire. De plus, on est toujours tenté de croire qu’il s’agit de problèmes spécifiques, bien délimités par l’histoire et les frontières nationales et qui n’importent qu’à ceux qui sont directement touchés. C’est précisément cette attitude qui s’est constamment révélée fausse de nos jours. On peut, en effet, poser comme règle générale de notre époque que tout ce qui peut arriver dans un pays, peut aussi, dans un avenir prévisible, arriver dans presque tous les autres pays.

En dehors de ces raisons d’ordre général qui sembleraient conseiller à l’homme de la rue de s’intéresser aux problèmes qui se posent dans des domaines dont, du point de vue du spécialiste, il ignore tout ( et cela est bien sûr mon cas quand je parle de la crise de l’éducation, puisque je ne suis pas éducatrice de profession), s’ajoute une autre raison beaucoup plus péremptoire pour obliger l’homme de la rue à s’intéresser à une crise qui ne le concerne pas directement : c’est l’occasion, fournie par le fait même de la crise – qui fait tomber les masques et efface les préjugés – d’explorer et de s’interroger sur tout ce qui a été dévoilé de l’essence du problème, et l’essence de l’éducation est la natalité, le fait que des êtres humains naissent dans le monde. La disparition des préjugés signifie tout simplement que nous avons perdu les réponses sur lesquelles nous nous appuyons généralement, sans même nous rendre compte qu’elles étaient à l’origine réponses à des questions. Une crise nous force à revenir aux questions elles-mêmes et requiert de nous des réponses, nouvelles ou anciennes, mais en tout cas des jugements directs. Une crise ne devient catastrophique que si nous y répondons par des idées toutes faites, c’est-à-dire par des préjugés. Non seulement une telle attitude rend la crise plus aiguë mais encore elle nous fait passer à côté de cette expérience de la réalité et de cette occasion de réfléchir qu’elle fournit.

Si clairement que se présente un problème d’ordre général en période de crise, il reste néanmoins toujours impossible d’isoler complètement l’élément universel des circonstances concrètes et particulières dans lesquelles il se manifeste. Quoique la crise de l’éducation puisse affecter le monde entier, il est caractéristique que ce soit en Amérique qu’elle revête sa forme la plus extrême. C’est peut-être parce que ce n’est qu’en Amérique qu’une crise de l’éducation pouvait vraiment devenir un facteur politique. C’est un fait que, en Amérique, l’éducation joue un rôle différent, et politiquement incomparablement plus important, que celui qu’elle joue dans d’autres pays. Cela s’explique techniquement par le fait que l’Amérique a toujours été un pays d’immigration ; il est clair que c’est seulement par la scolarisation, l’éducation et l’américanisation des enfants d’immigrants que l’on peut tenir cette gageure de fondre les groupes ethniques les plus divers en un seul peuple ; gageure jamais tout à fait réussie, mais réussissant toujours au-delà de toute attente. Pour la plupart des enfants d’immigrants, l’anglais n’est pas la langue maternelle et doit donc être appris en classe ; par suite, il est évident que les écoles ont à jouer un rôle qui, dans toute autre nation, serait naturellement assuré par les parents.
Cependant, la place que tient l’immigration incessante dans la conscience politique et l’esprit du pays est plus décisive pour notre propos. L’Amérique n’est pas seulement une terre de colonisation en quête d’immigrants nécessaires à son peuplement, mais qui n’entreraient pas en ligne de compte dans sa structure politique. Pour l’Amérique, la devise inscrite sur chaque dollar Novus Ordo Saeclorum – Un Nouvel Ordre du Monde – a toujours été le facteur déterminant, et les immigrants, les nouveaux venus, constituent pour le pays la garantie qu’il représente bien ce nouvel ordre. Le but de ce nouvel ordre, de cette création d’un monde nouveau opposé à l’ancien a été et est toujours de supprimer la pauvreté et l’oppression. Mais en même temps, et c’est ce qui fait sa grandeur, ce nouvel ordre, depuis le début, ne s’est pas coupé du monde extérieur pour le confronter à un modèle idéal – coutume partout ailleurs dans la fondation d’utopies. Il n’a pas non plus cherché à faire valoir des prétentions impérialistes ou à être prêché aux autres comme un évangile. Bien plutôt, le rapport de cette république au monde extérieur a été caractérisé dès le départ par le fait qu’elle se donnait pour but d’abolir la pauvreté et l’esclavage et qu’elle a accueilli tous les pauvres et les opprimés de la terre. Comme le disait John Adams dès 1765, c’est-à-dire avant la Déclaration d’indépendance : «Je considère toujours l’établissement de l’Amérique comme le début d’un grand dessein de la Providence en vue de l’illumination et de l’émancipation de tous les opprimés de la terre ». Telle est l’intention fondamentale ou la loi fondamentale conformément à laquelle l’Amérique commença son existence historique et politique.

Cet extraordinaire enthousiasme pour tout ce qui est nouveau, que révèlent presque tous les aspects de la vie quotidienne en Amérique et qui va de pair avec cette confiance en une « perfectibilité indéfinie» qui, notait Tocqueville, constitue le credo de l’homme ordinaire et « sans instruction» et qui, en tant que tel, précède de presque cent ans la même évolution dans d’autres pays occidentaux, serait probablement advenu dans tous les cas si l’on avait accordé une plus grande attention et une plus grande signification aux nouveaux venus par la naissance : les enfants, que les Grecs appelaient tout simplement « neos » – les nouveaux – à partir du moment où ils quittaient l’enfance pour, adolescents, entrer dans la communauté des adultes. Vient s’ajouter à cela, cependant, le fait que ce pathos de la nouveauté n’est devenu un concept et une notion politique qu’au siècle, quoiqu’on époque ; et ce fait a pris une importance décisive en matière d’éducation. C’est à partir de là que s’est développé un idéal d’éducation teinté de rousseauisme, et de fait directement influencé par Rousseau, chez qui l’éducation devint un moyen politique et la politique elle-même une forme d’éducation.

Le rôle que, de l’Antiquité à nos jours, toutes les utopies politiques prêtent à l’éducation, montre bien combien il paraît naturel de vouloir fonder un nouveau monde avec ceux qui sont nouveaux par naissance et par nature. Pour ce qui est de la politique, il y a là, bien sûr, une profonde erreur de conception : au lieu de se joindre à ses semblables en s’efforçant d’agir par persuasion et en courant le risque d’échouer, on intervient d’une façon dictatoriale, qui se fonde sur la supériorité absolue de l’adulte, et on essaie de mettre en place le nouveau comme un fait accompli*, c’est-à-dire comme s’il existait déjà. C’est pour cela qu’en Europe ce sont surtout les mouvements révolutionnaires à tendance tyrannique qui croient que pour mettre en place de nouvelles conditions il faut commencer par les enfants, et ce sont ces mêmes mouvements qui, lorsqu’ils accédaient au pouvoir, arrachaient les enfants à leur famille et se bornaient à les endoctriner. L’éducation ne peut jouer aucun rôle en politique, car en politique c’est toujours à ceux qui sont déjà éduqués que l’on a affaire. Quiconque se propose d’éduquer adultes se propose en fait de jouer les tuteurs et de les détourner de toute activité politique. Puisqu’on ne peut éduquer les adultes, le mot « éducation » a une fâcheuse résonance en politique ; on prétend éduquer alors qu’en fait on ne veut que contraindre sans employer la force. Celui qui veut vraiment créer un nouvel ordre politique par le moyen de l’éducation, c’est-à-dire en ne faisant appel ni à la force ni à la contrainte, ni à la persuasion, celui-là doit se rallier à la terrible, conclusion platonicienne : bannir tous les vieux de l’État à créer. Mais en réalité on se refuse à accorder à ces mêmes enfants, dont on souhaite faire les citoyens d’un utopique lendemain, le rôle qui sera le leur dans le corps politique ; car du point de vue des nouveaux, si nouvelles que puissent être les propositions du monde adulte, elles sont nécessairement plus vieilles qu’ils ne sont eux-mêmes. C’est bien le propre de la condition humaine que chaque génération nouvelle grandisse à l’intérieur d’un monde déjà ancien, et par suite former une génération nouvelle pour un monde nouveau traduit en fait le désir de refuser aux nouveaux arrivants leurs chances d’innover.

Tout cela n’est absolument pas le cas en Amérique et c’est bien pour cela qu’il est si difficile d’y porter un jugement correct sur ces questions. Dans un pays d’immigrants, le rôle politique que joue bel et bien l’éducation, le fait que les écoles ne servent pas seulement à américaniser les enfants mais affectent aussi leurs parents, et contribuent à se défaire d’un monde ancien pour entrer dans un nouveau, tout cela entretient l’illusion que grâce à l’éducation des enfants un monde nouveau est en train de s’édifier. Bien entendu, la situation réelle n’est pas du tout celle-là. Même en Amérique, le monde dans lequel les enfants sont introduits est un monde ancien, c’est-à-dire un monde préexistant, construit par les vivants et les morts et qui n’est nouveau que pour ceux que l’immigration vient d’y introduire. Mais là l’illusion est plus forte que la réalité, car elle jaillit directement d’une expérience fondamentalement américaine : que l’on peut fonder un nouvel ordre et, qui plus est, le fonder avec la conviction intime d’une continuité historique ; car l’expression « Nouveau Monde » n’a de sens qu’en référence à l’Ancien qui, bien qu’admirable a d’autres points de vue, fut rejeté parce qu’il ne pouvait trouver de solution aux problèmes de la pauvreté et de l’oppression.

Or, en ce qui concerne l’éducation, il a fallu attendre notre siècle pour que l’illusion provenant du pathos de la nouveauté produise ses conséquences les plus graves. Tout d’abord, elle a permis à cet assemblage de théories modernes de l’éducation, qui viennent du centre de l’Europe et consistent en un étonnant salmigondis de choses sensées et d’absurdités, de révolutionner de fond en comble tout le système d’éducation, sous la bannière du progrès de l’éducation. Ce qui en Europe était resté une expérience tentée çà et là dans de rares écoles et dans les institutions isolées, puis étendant peu à peu son influence à certains secteurs, a, en Amérique, complètement bouleversé et pour ainsi dire du jour au lendemain, il y a de cela vingt-cinq ans, toutes les méthodes traditionnelles d’enseignement. Je n’entrerai pas ici dans les détails et je laisse de côté les écoles privées et en particulier les écoles paroissiales catholiques romaines. Le fait significatif est que pour ne pas aller à l’encontre de certaines théories, bonnes ou mauvaises, on a résolument mis à l’écart toutes les règles du bon sens. Un tel procédé a toujours une signification lourde de conséquences, surtout dans un pays dont la vie politique se fonde tellement sur le sens commun. Quand, dans les questions politiques, la saine raison humaine achoppe et ne permet plus de fournir de réponses, on se trouve confronté à une crise. Car cette sorte de raison n’est que ce sens commun qui nous permet, nous et nos cinq sens individuels, d’être adaptés à un unique monde commun à tous et d’y vivre. La disparition de ce sens commun, aujourd’hui est le signe le plus sûr de la crise actuelle. À chaque crise, c’est un pan du monde, quelque chose de commun à tous, qui s’écroule. Comme une baguette magique la faillite du sens commun indique où s’est produit un tel effondrement.

En tout cas, la réponse à la question de savoir pourquoi le petit John ne sait pas lire, ou à la question plus large de savoir pourquoi l’école américaine moyenne reste tellement en dessous du niveau moyen actuel de tous les pays d’Europe, cette réponse n’est malheureusement pas que ce pays est jeune et n’a pas encore rattrapé le Vieux Monde, mais tout au contraire que, dans ce domaine, ce pays est le plus « avancé » et le plus moderne du monde. Et cela est vrai en un double sens : nulle part les problèmes d’éducation d’une société de masse ne se sont posés avec tant d’acuité et nulle part ailleurs les théories pédagogiques les plus modernes n’ont été acceptées de façon si servile et si peu critique. Ainsi, la crise de l’éducation en Amérique annonce d’une part la faillite des méthodes modernes d’éducation et d’autre part pose un problème extrêmement difficile car cette crise a surgi au sein d’une société de masse et en réponse à ses exigences.

Dans cette optique, nous devons garder présent à l’esprit un autre facteur plus général, qui, s’il est bien certain qu’il n’est pas cause de la crise, l’a pourtant sérieusement aggravée : il s’agit du rôle unique que joue et a toujours joué dans la vie américaine la notion d’égalité. Cette notion va beaucoup plus loin que la simple égalité devant la loi, plus loin aussi que le nivellement des différences de classes, plus loin même que ce qu’évoque l’expression « égalité de chances », qui, à ce point de vue, a pourtant une signification plus grande car, au point de vue des Américains, le droit à l’éducation est l’un des droits civiques inaliénables. C’est ce dernier point qui a déterminé la structure de l’enseignement secondaire dans lequel les écoles secondaires, au sens européen, n’existent qu’à titre d’exception. Puisque la scolarité est obligatoire jusqu’à l’âge de seize ans, chaque enfant doit entrer au lycée, et le lycée, par conséquent, n’est au fond qu’une sorte de prolongement de l’école primaire. Il résulte de ce manque d’enseignement secondaire que la préparation à l’enseignement supérieur doit être assurée par les facultés elles-mêmes, dont les programmes sont donc toujours surchargés, ce qui se répercute sur la qualité même du travail qu’on y fait.
À première vue, on pourrait peut-être penser que cette anomalie est due à la nature d’une société de masse où l’éducation n’est plus le privilège des classes aisées. Un coup d’œil sur l’Angleterre, où, comme chacun sait, depuis quelques années, toutes les classes de la population ont également accès à l’enseignement secondaire, montrera qu’il n’en est rien. Car en Angleterre a été institué pour les élèves de onze ans, à la fin des études primaires, le redoutable examen qui ne conserve que dix pour cent environ d’élèves aptes à poursuivre des études. Même en Angleterre, la rigueur de cette sélection n’a pas été acceptée sans susciter des protestations ; en Amérique, cela eût été tout simplement impossible. L’Angleterre tend à instaurer une « méritocratie », ce qui revient clairement à établir une oligarchie, fondée cette fois non plus sur la richesse ou la naissance mais sur les aptitudes. Mais quand bien même les Anglais n’en seraient pas tout à fait conscients, cela signifie que, même sous un gouvernement socialiste, leur pays continuera à être gouverné comme il l’a toujours été depuis des temps immémoriaux, c’est-à- dire non pas comme une monarchie ni comme une démocratie, mais bien comme une oligarchie ou une aristocratie, cette dernière entendue au sens où ce sont les plus doués qui sont les meilleurs, ce qui est loin d’être une certitude. En Amérique on trouverait intolérable de faire une distinction presque physique entre les enfants « doués » et « non doués ». La méritocratie ne contredit pas moins les principes d’égalité ou de démocratie égalitaire que toute autre oligarchie.

Ainsi, en Amérique, ce qui rend la crise d’éducation si aiguë, c’est le caractère politique de ce pays, qui, de lui-même, se bat pour égaliser ou effacer, autant que possible, la différence entre jeunes et vieux, doués et non doués, c’est-à-dire finalement entre enfants et adultes et en particulier entre professeurs et élèves. Il est évident que ce nivellement ne peut se faire qu’aux dépens de l’autorité du professeur et au détriment des élèves les plus doués. Cependant, au moins pour quiconque connaît le système d’éducation américain, il est également évident que cette difficulté, enracinée dans l’attitude politique du pays, présente aussi de gros avantages, non seulement du point de vue humain, mais aussi sur le plan de l’éducation ; en tout cas, ces facteurs généraux ne peuvent ni expliquer la crise dans laquelle nous nous trouvons actuellement, ni justifier les mesures par lesquelles on a précipité la crise.


Trois idées de base, qui ne sont que trop connues, permettent d’expliquer schématiquement ces mesures catastrophiques. La première est qu’il existe un monde de l’enfant et une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu’on doit dans la mesure du possible laisser se gouverner eux-mêmes. Le rôle des adultes doit se borner à assister ce gouvernement. C’est le groupe des enfants lui-même qui détient l’autorité qui dit à chacun des enfants ce qu’il doit faire et ne pas faire ; entre autres conséquences, cela crée une situation où l’adulte se trouve désarmé face à l’enfant pris individuellement et privé de contact avec lui. Il ne peut que lui dire de faire ce qui lui plaît et puis empêcher le pire d’arriver. C’est ainsi qu’entre enfants et adultes sont brisées les relations réelles et normales qui proviennent du fait que dans le monde des gens de tous âges vivent ensemble simultanément. L’essence de cette première idée de base est donc de ne prendre en considération que le groupe et non l’enfant en tant qu’individu.

Quant à l’enfant dans ce groupe, il est bien entendu dans une situation pire qu’avant, car l’autorité d’un groupe, fût-ce un groupe d’enfants, est toujours beaucoup plus forte et beaucoup plus tyrannique que celle d’un individu, si sévère soit-il. Si l’on se place du point de vue de l’enfant pris individuellement, on voit qu’il n’a pratiquement aucune chance de se révolter ou de faire quelque chose de sa propre initiative. Il ne se trouve plus dans la situation d’une lutte inégale avec quelqu’un qui a, certes, une supériorité absolue sur lui – situation où il peut néanmoins compter sur la solidarité des autres enfants, c’est-à-dire de ses pairs- mais il se trouve bien plutôt dans la situation par définition sans espoir de quelqu’un appartenant à une minorité réduite à une personne face à l’absolue majorité de toutes les autres. Même en l’absence de toute contrainte extérieure, bien peu d’adultes sont capables de supporter une telle situation, et les enfants en sont tout simplement incapables.

Affranchi de l’autorité des adultes, l’enfant n’a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité. En tout cas, il en résulte que les enfants ont été pour ainsi dire bannis du monde des adultes. Ils sont soit livrés à eux-mêmes, soit livrés à la tyrannie de leur groupe, contre lequel, du fait de sa supériorité numérique, ils ne peuvent se révolter, avec lequel, étant enfants, ils ne· peuvent discuter, et duquel ils ne peuvent s’échapper pour aucun autre monde, car le monde des adultes leur est fermé. Les enfants ont tendance à réagir à cette contrainte soit par le conformisme, soit par la délinquance juvénile, et souvent par un mélange des deux.
La deuxième idée de base à prendre en considération dans la crise présente a trait à l’enseignement. Sous l’influence de la psychologie moderne et des doctrines pragmatiques, la pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner. Est professeur, pensait-on, celui qui est capable d’enseigner … n’importe quoi. Sa formation lui a appris à enseigner et non à maîtriser un sujet particulier. Comme nous le verrons plus loin, cette attitude est naturellement très étroitement liée à une idée fondamentale sur la façon d’apprendre. En outre, au cours des récentes décennies, cela a conduit à négliger complètement la formation des professeurs dans leur propre discipline, surtout dans les écoles secondaires. Puisque le professeur n’a pas besoin de connaître sa propre discipline, il arrive fréquemment qu’il en sait à peine plus que ses élèves. En conséquence, cela ne veut pas seulement dire que les élèves doivent se tirer d’affaire par leurs propres moyens, mais que désormais l’on tarit la source la plus légitime de l’autorité du professeur, qui, quoi qu’on en pense, est encore celui qui en sait le plus et qui est le plus compétent. Ainsi le professeur non autoritaire qui, comptant sur l’autorité que lui confère sa compétence, voudrait s’abstenir de toute méthode de coercition, ne peut plus exister.

Mais c’est une théorie moderne sur la façon d’apprendre qui a permis à la pédagogie et aux écoles normales de jouer ce rôle pernicieux dans la crise actuelle. Cette théorie était tout simplement l’application de la troisième idée de base dans notre contexte, idée qui a été celle du monde moderne pendant des siècles et qui a trouvé son expression conceptuelle systématique dans le pragmatisme. Cette idée de base est que l’on ne peut savoir et comprendre que ce qu’on a fait soi-même, et sa mise en pratique dans l’éducation est aussi élémentaire qu’évidente : substituer, autant que possible, le faire à l’apprendre. S’il n’était pas considéré comme très important que le professeur domine sa discipline, c’est qu’on voulait l’obliger à conserver l’habitude d’apprendre pour qu’il ne transmette pas un « savoir mort », comme on dit, mais qu’au contraire il ne cesse de montrer comment ce savoir s’acquiert. L’intention avouée n’était pas d’enseigner un savoir, mais d’inculquer un savoir-faire : le résultat fut une sorte de transformation des collèges d’enseignement général en instituts professionnels qui ont remporté autant de succès quand il s’est agi d’apprendre à conduire une voiture, à taper à la machine, ou – plus important encore pour « l’art de vivre» – à bien se comporter en société et être populaire, qu’ils ont récolté d’échecs quand il s’est agi d’inculquer aux enfants les connaissances requises par un programme d’études normal.

Cependant cette description pèche non tant par son exagération évidente pour les besoins de la cause, que par son insuffisance à se rendre compte comment dans ce processus on s’est surtout efforcé de supprimer autant que possible la distinction entre le travail et le jeu, au profit de ce dernier. On considérait que le jeu est le mode d’expression le plus vivant et la manière la plus appropriée pour l’enfant de se conduire dans le monde, et que c’était la seule forme d’activité qui jaillisse spontanément de son existence d’enfant. Seul ce qui peut s’apprendre en jouant correspond à sa vivacité. L’activité caractéristique de l’enfant – du moins pensait-on – est de jouer ; apprendre, au vieux sens du terme, en forçant l’enfant à adopter une attitude de passivité, l’obligeait à abandonner sa propre initiative qui ne se manifeste que dans le jeu.

L’enseignement des langues illustre directement le lien étroit entre ces deux points ; la substitution du faire à l’apprendre et du jeu au travail : l’enfant doit apprendre en parlant, c’est-à-dire en faisant et non en étudiant la grammaire et la syntaxe ; en d’autres termes, il doit apprendre une langue étrangère comme il a appris sa langue maternelle : comme en jouant et sans rompre la continuité de son existence habituelle. Si on laisse de côté la question de savoir si cela est possible ou non (et dans une certaine mesure c’est possible, à condition de pouvoir garder toute la journée l’enfant dans une ambiance où l’on ne parle que la langue étrangère), il est parfaitement clair que cette méthode cherche délibérément à maintenir, autant que possible, l’enfant plus âgé au niveau infantile. Ce qui précisément devrait préparer l’enfant au monde des adultes, l’habitude acquise peu à peu de travailler au lieu de jouer est supprimée au profit de l’autonomie du monde de l’enfance.

Quel que soit le lien qui existe entre le faire et le savoir, ou quelle que soit la valeur de la formule pragmatique, l’application de celle-ci à l’éducation, c’est-à- dire à la façon dont l’enfant apprend, tend à faire du monde de l’enfance un absolu, exactement comme nous l’avions remarqué dans le cas de la première idée de base. Ici également, sous prétexte de respecter l’indépendance de l’enfant, on l’exclut du monde des adultes pour le maintenir artificiellement dans le sien, dans la mesure où celui-ci peut être appelé un monde. Cette façon de tenir l’enfant à l’écart est artificielle, car entre enfants et adultes elle brise les relations naturelles qui, entre autres, consistent à apprendre et à enseigner, et parce qu’elle va en même temps contre le fait que l’enfant est un être humain en pleine évolution et que l’enfance n’est qu’une phase transitoire, une préparation à l’âge adulte.

En Amérique, la crise actuelle résulte et de la prise de conscience de l’aspect destructeur de ces trois idées de base et de l’effort désespéré qui est tenté pour réformer tout le système d’éducation, c’est-à-dire pour le transformer complètement. Ce faisant, exception faite des projets qui visent à augmenter considérablement les moyens d’enseignement mis à la disposition des sciences physiques et de la technologie, on ne tente rien d’autre qu’une restauration : on rétablira une fois de plus l’autorité dans l’enseignement ; on ne jouera plus pendant les heures de classe et on fera de nouveau du travail sérieux ; on mettra l’accent non plus sur les activités extra-scolaires, mais sur les matières du programme. Enfin on parle même de modifier les programmes actuels de formation des professeurs qui devront eux-mêmes apprendre quelque chose avant d’être lâchés auprès des enfants.

Les réformes envisagées qui en sont encore au stade de la discussion et qui ne concernent que les Américains n’ont pas à figurer ici, et je n’ai pas compétence pour discuter la question plus technique (encore que peut-être plus importante à longue échéance) de la réforme des programmes de l’enseignement primaire et secondaire dans tous les pays, afin de les adapter aux besoins entièrement nouveaux du monde actuel. Ce qui nous importe ici se ramène à une double question. Quels aspects du monde moderne et de sa crise se sont réellement révélés dans la crise de l’éducation, ou, en d’autres termes, pour quelles raisons a-t-on pu, pendant des années, parler et agir en contradiction si flagrante avec le bon sens ? Et, deuxièmement, quelles leçons pouvons-nous tirer de cette crise quant à l’essence de l’éducation, non pas au sens où l’on peut toujours tirer une leçon des erreurs qui n’auraient pas dû être commises, mais plutôt en réfléchissant au rôle que l’éducation joue dans toute civilisation, c’est-à-dire à l’obligation que l’existence des enfants entraîne pour toute société humaine.